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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL


xii. — d’un second outrage que reçut le roland
les remaniements


Les Épopées nationales de tous les peuples, ces chants primitifs et presque barbares, subissent la loi commune : ils vieillissent. Il arrive un jour où cette poésie simple n’est plus suffisamment comprise. Tantôt c’est la langue ou la versification de ces vieux poëmes qui paraît décidément trop grossière ; tantôt ce sont leurs idées qui ne semblent plus assez délicates. Cependant on les aime encore, et l’on ne parle pas de les abandonner. Si l’on pouvait seulement les corriger ! Si l’on pouvait polir ce langage trop âpre, adoucir ces vers trop rudes, civiliser enfin ces idées trop sauvages ! Voilà ce que l’on pense, voilà ce que l’on dit, mais d’abord tout bas. Puis, un jour, le grand mot est lâché : « Il faut les rajeunir. » Et il se trouve toujours quelques poëtes de rencontre, charmants d’ailleurs et bien intentionnés, pour tenter cette ingrate besogne. C’est alors que les Iliades sont remises sur le métier ; c’est alors qu’on s’imagine les transformer, en les déformant. On leur enlève tous leurs angles, on les rabote, on les vernit. Les voilà élégantes, hélas ! les voilà à la mode, et ces augustes vieillesses sont couvertes d’oripeaux. C’est le destin, et la Chanson de Roland a dû passer par là.

Notre vieux poëme a donc été remanié, lui aussi. Il a été livré aux « rajeunisseurs ». Mais ce désastre était inévitable, et il faut accorder aux rajeunisseurs trop outragés le bénéfice des circonstances atténuantes.

Comme toutes nos Chansons primitives, le Roland avait été fait pour être chanté, et non pour être lu. Le poëte n’avait pensé qu’aux oreilles, et non point aux yeux. De là ces assonances primitives dont nous avons parlé plus haut, ces assonances par la dernière voyelle accentuée, dont savent encore aujourd’hui se contenter les illettrés de nos campagnes. Cette versification était à l’adresse d’une nation qui ne lisait pas. Le XIe siècle s’y