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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

encore le Kœnig germain, c’est déjà l’Empereur catholique… Les héros qui l’entourent représentent tous les sentiments, toutes les forces de l’âme humaine. Roland est le courage indiscipliné, téméraire, superbe, et, laissez-moi tout dire en un mot, français. Olivier, c’est le courage réfléchi et qui devient sublime à force d’être modéré. Naimes, c’est la vieillesse sage et conseillère : c’est Nestor. Ganelon, c’est le traître ; mais non pas le traître-né, le traître-formule de nos derniers romans, le traître forcé et à perpétuité : non, c’est l’homme tombé, qui a été d’abord courageux et loyal et que les passions ont un jour terrassé. Turpin, c’est le type brillant, mais déplorable, de l’Évêque féodal, qui préfère l’épée à la crosse et le sang au chrême… Je veux bien admettre que tous ces personnages ne sont pas encore assez distincts l’un de l’autre et que « la faiblesse de la caractéristique est sensible dans l’Épopée française ». Et cependant quelle variété dans cette unité ! Il est vrai que la fin des héros est la même ; mais ce n’est point là de la monotonie. Tous s’acheminent vers la Région des Martyrs et des Innocents. Les Anges s’abattent autour d’eux sur le champ de bataille ensanglanté, et viennent recueillir les âmes des chrétiens pour les conduire doucement dans les saintes fleurs du paradis…

Telle est la beauté de la Chanson de Roland. J’avoue que c’est une beauté militaire, et n’en rougirai point. Cette vie guerrière de nos pères n’a rien de semblable à celle qu’une nation aujourd’hui victorieuse voudrait imposer à toute l’Europe, au monde entier : car il est décidé que nos enfants vivront désormais et mourront le fusil au poing, la haine au cœur. Ou veut de nouveau transformer la terre en un camp, comme au xie siècle ; mais sans Dieu, mais sans foi, mais sans espérance. Roland, d’ailleurs, n’aurait aucune chance aujourd’hui de vaincre, ni même de mourir héroïquement. On a supprimé le courage, qu’on a remplacé par la science : la guerre se fait chimiquement. Roland, le type le plus parfait du courage humain qu’on ait peut-être jamais imaginé, Roland, devant nos gros canons, mourrait vulgairement et tout comme un