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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

de geste. Une Chanson de geste présente un minimum de trois ou quatre mille vers que la mémoire du peuple n’aurait jamais retenus. Les Chansons de geste ont toujours été chantées non par tout un peuple, mais par les gens du métier, par les jongleurs. Les Chansons de geste enfin étaient sans doute récitées sur une sorte de mélopée monotone qui n’aurait guère convenu à ces rondes et à ces battements de mains dont nous parle Helgaire. Il s’agissait en réalité d’un de ces Chants populaires, courts et vivement cadencés comme ceux que nos petites filles chantent encore en dansant. Nous nous trompons peut-être ; mais cette démonstration nous paraît d’une rigueur presque mathématique.

Et maintenant transportons-nous au XIe siècle… Le biographe de saint Guillaume nous raconte[1] comment il circulait de son temps une foule de chants populaires dont son héros était l’objet. Or, quels étaient les principaux caractères de ces chants ? Écoutez bien : ce sont ceux de la Cantilène de saint Faron. « Quels sont les chœurs de jeunes gens, quelles sont les assemblées des peuples, quelles sont surtout les réunions de chevaliers et de nobles, quelles sont les veilles religieuses qui ne fassent doucement retentir, qui ne chantent cette histoire en cadence, modulatis vocibus decantant ? » Encore un coup, sont-ce là les caractères des Chansons de geste ? Ont-elles jamais été chantées en cadence par des chœurs de jeunes gens, par les assemblées des peuples, par les nobles et les chevaliers ? Ont-elles été chantées par toute une nation modulatis vocibus ? Non, non : tous les mots de l’hagiographe conviennent

  1. Voici tout le texte en question : « Quæ enim regna, quæ provinciæ, quæ gentes, quæ urbes Willelmi ducis potentiam non loquuntur, virtutem animi, corporis vires, gloriosos belli studio et frequentia triumphos ? Qui chori juvenum, qui conventus populorum, præcipue militum ac nobilium virorum, quæ vigiliæ sanctorum dulce non resonant et modulatis vocibus decantant qualis et quantus fuerit ; quam gloriose sub Carolo glorioso militavit ; quam fortiter quamque victoriose barbaros domuit… ; quanta ab iis pertulit, quanta intulit ac demum de cunctis regni Francorum finibus crebro victos et refugas perturbavit et expulit. » (Vita auctore gravi scripta, sæculo XI, Acta Sanctorum Maii, VI, 811.)