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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

en scène et conclut avec le traître Ganelon l’infâme marché que tout le moyen âge a comparé à celui de Judas ; déjà, sans doute, Charlemagne y est représenté comme vengeant son neveu sur les Sarrazins qu’il taille en pièces, et sur Ganelon qu’il fait condamner au dernier supplice. Mais enfin, jusqu’ici, notez-le bien, il n’a encore été question que de traditions orales : rien n’est fixé, rien n’est écrit.

Il s’agit maintenant de savoir comment, pour la première fois, la Légende a pris une forme, et quelle forme elle a prise.

Deux systèmes sont en présence. Entre les traditions orales que nous avons exposées plus haut et le poëme que nous publions plus loin, il n’y a pas eu, suivant M. Paul Meyer, de forme intermédiaire : « Les Chansons de geste ont été composées directement d’après la tradition[1]. »

Suivant une autre école, à laquelle appartiennent MM. Guessard, G. Paris et l’auteur de cette Introduction, la Légende, avant de s’épanouir dans une Chanson de geste, a d’abord donné lieu à des Chants populaires moins narratifs et plus courts que nos vieux poëmes et méritant le nom de lyrico-épiques. Pour plus de commodité, nous avons conservé à ces chants le nom de « cantilènes[2] ».

  1. V. l’exposé de la doctrine de M. Paul Meyer dans la Bibliothèque de l’École des Chartes, t. XXVIII, p. 331 et ss. En voici le résumé : « Les plus grandes probabilités sont en faveur d’une Épopée formée directement d’après une tradition, en certains cas contemporaine des faits, en d’autres déjà lointaine. — L’hypothèse selon laquelle nos Chansons de geste seraient le développement ou la compilation de chants lyriques issus des événements, dénuée de tout fondement si on suppose ces chants germaniques, est bien peu vraisemblable si on les suppose romans. » (Ibid., p. 342.)
  2. Dans sa récente préface d’Aliscans, M. Guessard parle de la « très-plausible hypothèse » des cantilènes. Quant à M. Gaston Paris, il a soutenu la même doctrine, tout aussi radicalement que nous-même. Après avoir fourni les preuves de l’existence ininterrompue de chants consacrés à la gloire de Charlemagne depuis le IXe jusqu’au XIe, il ajoute : « Les Cantilènes primitives, qui célébraient des faits isolés, ne pouvaient se perpétuer longtemps sous leur première forme. Elles devaient ou disparaître entièrement ou se transformer pour continuer à vivre. Il leur fallait se rattacher entre elles par un centre commun ; effacer dans une unité poétique leurs disparates de ton, leurs différences d’inspiration, leur variété chronolo-