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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

le poëte est frappé du bel effet que produisent les ruines gothiques au clair de lune : il le dit en beaux vers. Les gens du monde s’émeuvent et vont voir ces ruines si bien éclairées. Parmi eux se glisse un érudit qui les étudie de plus près, les analyse, les critique, les reconstruit et bâtit un beau système archéologique. Mais sans le poëte, le savant n’eût rien fait.

C’est ainsi que les choses se passèrent parmi nous, et la réaction contre la Renaissance fit bientôt les plus rapides, les plus admirables progrès. On commença par l’architecture et les monuments figurés que les travaux des Alexandre Lenoir et des Millin remirent aisément en honneur. Mais, comme tout se tient dans l’histoire d’un siècle, il fallut arriver un jour, et l’on arriva en effet devant nos Chansons de geste, devant notre Épopée nationale sur laquelle on dut se prononcer. Néanmoins, ce ne fut pas l’affaire d’un jour, et nous voudrions montrer bien nettement à nos lecteurs le chemin que l’on parcourut avant d’en venir là. La pensée, d’ailleurs, est comme la parole : elle n’est jamais nette avant d’avoir été longtemps et péniblement balbutiée. Eh bien ! ce que nous voudrions écrire en quelques lignes, c’est l’histoire de nos balbutiements sur la poésie du Moyen âge.

Une première époque, que j’appellerais volontiers « période de préparation ou d’intuition », s’étend depuis les premières années de notre siècle jusqu’à 1832. C’est alors que l’on se prit d’amour pour le « Gothique ». Il faut tout dire, les commencements de cette passion furent ridicules, et l’on aboutit, en littérature comme en art, à ce qu’on a si bien nommé le genre « troubadour-Empire ». Roland fut en grand honneur dès la République, et l’on a trop oublié que le fameux refrain « Mourons pour la patrie » appartient à un chant de Rouget de Lisle, intitulé : Roland à Roncevaux[1]. C’était d’ailleurs l’époque où les

  1. Ce Chant est aujourd’hui très-peu connu, assez rare, et nous le publions d’autant plus volontiers qu’il exprime exactement la façon dont la fin du XVIIIe siècle et la Révolution ont compris notre héros :

    Où courent ces peuples épars ?
    Quel bruit a fait trembler la terre