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INTRODUCTION

sagace et aimable était Huet, évêque d’Avranches, qui, dans sa Lettre à M. de Segrais sur l’origine des romans[1], cite vingt de nos Chansons. Nommerai-je Ducange[2], ce courageux Ducange, que nous pouvons fièrement opposer aux meilleurs savants de l’Allemagne ? Quel est le document que Ducange n’a pas eu entre les mains et n’a pas su utiliser pour son merveilleux Glossaire ? Il a lu le Roncevaux du xiiie siècle ; il le cite souvent. C’était le temps où, jaloux de lutter avec les Jésuites, les Bénédictins, conduits par le grand Mabillon, recueillaient et critiquaient les Vies de saints de leur Ordre[3] : le monument de Saint-Faron leur donna lieu de parler de Roland et de la belle Aude. Néanmoins, il faut l’avouer, le critique du xviie siècle qui a le plus intelligemment discuté notre Épopée et en particulier la légende de Roland, ce n’est pas un Français, mais un Allemand : Leibnitz a devancé de deux siècles l’érudition de son pays et la nôtre. Dans ses Annales de l’Empire[4], il réfute longuement le faux Turpin ; il émet et cherche à justifier cette idée que la fable de Ganelon est sortie de l’histoire de Wenilo, archevêque de Sens ; il traite, en passant, la question difficile des Rolandssaülen, et, perçant d’un coup d’œil d’aigle les ténèbres de la science, va jusqu’à soupçonner que nos premières Chansons de geste pourraient bien remonter au ixe siècle. Ce n’est plus là de l’érudition seulement, c’est presque du génie. Leibnitz était un des esprits les plus larges de son temps, tout à fait étranger aux petitesses et aux étroitesses de la Renaissance. Il comprenait que tous les siècles et toutes les littératures méritent d’être étudiées et qu’aucun écrit humain ne saurait être indifférent à l’homme. Mais le xviie siècle n’était pas fait pour comprendre une doc-

    ses pieds » (Histoire de France, t. I, pp. 340, 341.) Il est trop évident que Mezeray ne connaît même pas l’existence de notre vieux poëme.

  1. La deuxième édition est de 1678.
  2. Ducange, Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, édition de 1678.
  3. Acta sanctorum Ordinis sancti Benedicti, ive siècle, prem. partie. La Description du monument de Saint-Faron est entre les pages 665-667.
  4. Godefridi Willelmi Leibnitii Annales imperii Occidentis Brunsvicences, ann. 778, I, 75-81. La première édition est de 1707 ; mais nous citons ici celle de Pertz, (Hanovre, 1841).