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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

Vous connaissez le peuple qui a tenu ce langage : c’est la France, et elle suivait en cela l’exemple de l’Italie. Or, dans le moment même où elle tenait ce langage contre lequel nous ne saurions assez nous indigner, un jongleur passait, chantant Olivier et Roland. La France lui imposa brutalement silence : « Assez de ces sauvageries poétiques ! Assez de ces vers baroques et de ces noms ridicules ! Assez de ces chants de bergers ! » Le jongleur dut se taire. Roland, indigné, fit place à Hector ; Agamemnon détrôna le grand Empereur à la barbe fleurie ; Troie fut préférée à « France la douce », et voici le Décret qui fut promulgué : « Art. 1. La France n’a pas eu de littérature, ni de poésie, ni d’art, avant l’an 1500 de Jésus-Christ. — Art. 2. Elle en aura une désormais, grâce à la Grèce et à Rome religieusement imitées. — Art. 3. Sont regardés comme non avenus tous les poëmes barbares du moyen âge : Ronsard est chargé d’écrire la grande Épopée française. »

C’est ainsi qu’en effet les choses se passèrent à l’époque de la Renaissance, et nous ne pouvons jamais en parler sans quelque frémissement de colère. Le peuple, par bonheur, ne trempa pas dans cette conspiration ; mais toutes les classes lettrées furent plus ou moins coupables. Il fallut assister au spectacle révoltant d’un peuple se découronnant lui-même et proclamant qu’il n’avait pas d’antiquités littéraires ; que les éléments mêmes d’une poésie nationale lui avaient fait défaut ; que sa langue était méprisable autant que sa littérature ; qu’il n’avait pas enfin une histoire ni des héros comparables à ceux des Anciens. Cela n’était encore rien. Des clercs, des prêtres, des évêques, fort honnêtes d’ailleurs et bien intentionnés, élevèrent la voix pour dire que la Vérité n’est pas poétique ; que le Christianisme est contraire à la Beauté ; que l’Église est antipathique à l’Art ; que l’Évangile et le grand style ne sauraient marcher de compagnie. Et ils se mirent à traduire en « beau latin » leur bréviaire dont la barbarie les agaçait. Et ils se tournèrent, en adoration, vers ce soleil levant de la littérature et de la philosophie païennes, devant Platon, devant Horace, devant Anacréon lui-même !

Sans doute, il fallait connaître l’Antiquité ; sans doute, il la