Page:Gautier - La Chanson de Roland - 1.djvu/140

Cette page a été validée par deux contributeurs.
cxxxviij
INTRODUCTION

sais, ce ne sont plus là de véritables Épopées populaires et spontanées. Les amours ardentes, les voluptés lascives, les petites jalousies, le grand style ruisselant et coloré de l’Arioste ne ressemblent plus guère à la simplicité mâle et à la farouche chasteté de notre Roland. Mais enfin, ce sont là nos héros ; et l’Arioste eût en vain cherché des héros italiens dont la célébrité fût comparable à la gloire de notre Charlemagne et de son neveu. Pulci, lui, prétendait se moquer de la chevalerie et narguer les chevaliers ; mais, arrivé à la mort de Roland, ce railleur n’y tient plus. Il se sent soudain une grande âme qu’il veut en vain étouffer, et il pleure magnifiquement, il éclate en larmes sublimes[1]. Quant aux médiocres successeurs de ce grand

    visage troublé, inondé de larmes, il se hâte de voler auprès de son cher Brandimart. Il trouve la terre trempée de sang autour de lui : son casque, qui semblait ouvert d’un coup de hache, eût-il été plus fragile qu’une mince écorce, ne l’aurait pas plus mal garanti.
       XIII. Roland lui ôte son casque de la tête, et la lui voit fendue jusqu’au nez entre l’un et l’autre sourcil. Cependant il conserve encore les principes de la vie en si grande abondance, qu’il peut encore, avant de mourir, demander au Roi du Paradis le pardon de ses fautes, et exhorter à la patience le Comte dont les joues s’étaient baignées de larmes.
       XIV. Il lui dit ces mots : « Qu’il te souvienne de moi dans tes prières agréables au Ciel. Je te recommande aussi ma chère Fleur de ... » Il ne peut achever Lis : il expire, et soudain les voix et les concerts des anges se font entendre dans les airs, à l’instant où s’échappe son âme, qui, dégagée des liens du corps, au milieu de la plus douce mélodie, s’élève jusqu’aux cieux.
       XV. Quoiqu’une fin si chrétienne dût porter l’allégresse dans l’âme de Roland, quoiqu’il ne doutât pas que Brandimart ne fût réuni à l’Être suprême, puisqu’il avait vu le ciel ouvert pour lui ; cependant, par cette faiblesse humaine accoutumée à céder à la fragilité des sens, il ne pouvait supporter sans peine, et d’un œil sec, de se voir privé d’un tel ami qu’il chérissait plus qu’un frère. (Roland furieux, traduction de Panckoucke et Framery, revue par Ant. de Latour, ch. xlii.)

  1. Pulci, Morgante maggiore, ch. xxvi, str. 152, 153 :

    152Orlando ficcò in terra Durlindana ;
    Poi l’abracciò, e dicea : « Fammi degno,
    Signor, chi’o riconosca la via piana.
    Questa sia in luogo di quel santo legno,
    Dove pati la giusta carne umana ;
    Si che il cielo e la terra ne fè segno.
    E non sanza altro misterio gridasti :
    Eli, Eli ! tanto martir portasti. »

    153Cosi tutto serafico al ciel fisso,
    Una cosa parea trasfigurata,
    E che parlasse col suo crocifisso.
    O dolce fine ! O anima ben nata !
    O santo vecchio ! O ben nel mondo visso !
    E finalmente, la testa inclinata,
    Prese la terra, come gil fu detto,
    E l’anima ispirò del casto petto…