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INTRODUCTION

de l’histoire, « une nation déjà formée[1] et ayant conscience d’elle-même, religieuse, militaire, naïve et chanteuse, » aucun peuple, dans l’Europe moderne, n’a mieux mérité que la France de posséder ce trésor enviable d’une poésie héroïque. Dès le IXe siècle, tout au moins, il a certainement existé, au nord de notre Loire, une forte, une indomptable nationalité que rien n’a pu détruire. Les ancêtres de ceux qui pensent aujourd’hui étouffer notre France erraient alors sans nom dans je ne sais quelles steppes inhabitées, comme des tribus de sauvages, ayant à peine une hutte ou une tente pour patrie mobile. L’Angleterre voyait encore l’élément saxon lutter effroyablement dans son sein contre l’élément breton, et tout à l’heure elle allait être envahie par des Français : elle n’avait vraiment pas le loisir de se donner un poëme national. L’Italie était fragmentée en mille tronçons qui cherchaient en vain à se rejoindre : mille tronçons ne produisent pas une voix ; mille petites villes haineuses et turbulentes ne produisent pas une Épopée. L’Espagne ouvrait volontiers la bouche pour chanter dans ses montagnes demeurées libres ; mais bientôt le poing musulman la bâillonnait. Seuls, malgré nos misères, malgré les brutalités de la féodalité naissante, malgré les violences des Normands envahisseurs, seuls nous étions de taille à posséder une poésie nationale, parce que la France seule était alors une réalité, une unité puissante. Est-il besoin d’ajouter que nous étions une race religieuse et militaire ? Les Croisades allaient bien le prouver au monde entier, les Croisades qui sont une œuvre si particulièrement française. Naïfs ? ne l’étaient-ils pas, ces pauvres gens de France qui se mirent alors en route vers la Ville sainte, et qui, à la vue de chaque village, demandaient : « N’est-ce point là Jérusalem ? » Ne l’était-il pas encore, deux

  1. La formation même de cette nationalité est favorable à la poésie : « De même que toute combinaison chimique est accompagnée d’un dégagement de chaleur, de même toute combinaison de nationalités est accompagnée d’un dégagement de poésie. » (Lemcke, Études sur les ballades traditionnelles de l’Écosse, Jahrbuch für romanische Literatur, t. IV.) Cf. G. Paris, t. I., p. 3.