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INTRODUCTION

du Roland allemand, qui est majestueux et grave[1]. Toutefois nous n’oublierons pas que, le jour où les Allemands voulurent un chant populaire sur Charlemagne, ils furent obligés de l’emprunter à la France. C’est un prince allemand[2] qui commanda le Ruolandes Liet à Conrad. S’il y avait eu dès lors un poëme germain sur le grand empereur, l’œuvre de Conrad eût été inutile.

Chose singulière ! les imitations allemandes de nos vieux poëmes passèrent à peu près par les mêmes phases, par les mêmes transformations que nos Chansons de geste elles-mêmes. Si le Ruolandes Liet répond au Roland que nous allons publier, le Karl du Stricker[3] est l’équivalent très-exact de nos remaniements, de nos refazimenti du xiiie siècle. C’est l’œuvre d’un rajeunisseur qui vivait vers 1230, et le mot stricker ne veut probablement pas dire autre chose que « rapsode » ou « arrangeur ». N’allons pas croire, cependant, d’après ce dernier mot, que l’auteur du Karl ait connu et imité nos poëmes français. Point : il a travaillé presque toujours sur le poëme de Conrad,

  1. Nous avons déjà emprunté à M. G. Paris la traduction d’un passage du Ruolandes Liet, qui est tout à fait caractéristique et que nous prions notre lecteur de vouloir bien comparer à la strophe lxxxvi de notre vieux poëme. Le contraste est éclatant. Il s’agit d’Olivier, qui invite Roland à sonner de son cor… : « Le noble Roland parla, il leva sa main : « Si cela ne t’était pas pénible, cher compagnon, je te jurerais par serment que je ne sonnerai point de mon cor. Il n’y a pas tant de païens que ce ne soit pourtant leur dernier jour. Je te le dis en vérité : ils sont jugés devant Dieu, et ainsi se purifieront par le sang des martyrs du Seigneur (?). Plaise à Dieu que je sois digne de mériter ce nom, je m’y soumettrais volontiers. Qu’il est né heureusement celui que Dieu a choisi pour mourir dans son service ! Il lui donne comme salaire le Royaume du ciel. Pour ces vilains païens je ne veux pas sonner mon cor. Ils croiraient que nous avons peur ou que nous avons besoin de secours contre eux, et ce sont les pires gens du monde. Je donnerai aujourd’hui leur chair en pâture aux corbeaux, et leur joie sera vite passée. Dieu veut ici montrer ses merveilles, et la bonne Durandal fera voir sa vertu. »
  2. Henri le Lion (1173-1177), ou son père (1139).
  3. Le Karl, du Stricker, a été publié en 1857, à Quedlinburg, par M. Bartsch. — L’illustre F. Wolf en avait fait une bonne analyse, accompagnée d’extraits, qui parut dans la première édition du Roland, par Fr. Michel.