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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

serait mathématiquement impossible de découvrir un beau vers. Ce pauvre lettré n’eut pas même l’idée de se servir de notre vieille chanson et de nos premiers remaniements. Il traduisit, en lourds alexandrins, la Chronique de Turpin, et se montra fort satisfait de cette audace. Philippe Mouskes n’avait guère été moins plat dans sa « Chronique », où il avait rimé, en petits vers sans force et sans couleur, une légende de Roncevaux, tantôt empruntée aux textes latins, tantôt à nos remaniements[1].

  1. C’est vers le milieu du xiiie siècle que Philippe Mouskes écrivit sa « Cronique rimée », où il se propose, comme il le dit, de mettre en rime toute l’estoire et la lignie des reis de France. Il commence à la guerre de Troie son récit où Charlemagne tient plus tard une place considérable, (v. 2,356-12,132, près de dix mille vers). Le chroniqueur-poëte y raconte très-longuement Roncevaux et toute l’expédition d’Espagne (v. 6,598-9,557). La base de toute cette narration est la chronique de Turpin. Mais en même temps Philippe Mouskes a sous les yeux un des remaniements de notre vieux poëme, et lui emprunte plus d’un trait. C’est ce que prouve notamment le récit de la fuite de Ganelon (v. 9,466 et ss.), qui n’est pas dans Turpin et se trouve, au contraire, dans tous nos « rajeunissements ». Tout le travail de Philippe Mouskes consiste donc à combiner entre eux et à traduire tour à tour ces deux textes, le faux Turpin et le Roncevaux français du xiiie siècle. À cette seconde source il emprunte encore « la jalousie de Ganelon contre Roland, lorsque notre héros fait choisir son beau-père par Charlemagne comme ambassadeur auprès du roi Marsile (v. 6,620-6,672) ; les entretiens de Ganelon avec Blancandrin, et sa trahison (v. 6,673-6,697) ; l’épisode du cor (v. 6,892-6,911, 7,144-7,153, 7,500-7,530) et quelques traits de la mort de Roland ». Tout le reste est dérobe à Turpin, ou misérablement amplifié. C’est ainsi que Naimes et Ogier assistent si la bataille où meurt Roland, et le Danois y meurt aussi (v. 7,640-7,690) ; Olivier est écorché entre quatre pieux, comme dans Turpin (v. 7,270-7,279) ; Roland enfin n’a pas la gloire de rendre son dernier soupir dans cet admirable délaissement, dans cette solitude absolue où notre vieux poëte nous le montre : il faut ici, comme dans la légende latine, que son frère Baudouin et son écuyer Thierry nous gâtent cette belle mort en y assistant (v. 7,964 et ss. et 8,262 et ss). Il est bien entendu d’ailleurs que Roland meurt de soif (v. 8,205). Plus tard, quand Charles vengera son neveu sur les païens, il reconnaîtra les cadavres français sur le champ de bataille aux aubépines que Dieu fera miraculeusement sortir du corps de ces martyrs (v. 8,618-8,621)… Voilà les sources auxquelles est remonté Philippe Mouskes, voilà les éléments de son œuvre. Si maintenant on veut la connaître littéralement, il suffira de lire, dans l’édition de M. de Reiffenberg, les adieux de Roland à son épée, à son cor, à Charlemagne, à ses Pairs. Il n’est rien de si pâteux, et personne n’a