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HISTOIRE D’UN POËME NATIONAL

n’est plus l’esprit des croisades populaires et enthousiastes, comme le fut celle de 1095 : c’est le temps de ces croisades à moitié politiques et auxquelles il faut un peu contraindre les meilleurs barons chrétiens. Rome est moins aimée, et l’oriflamme de Saint-Denis fait oublier l’enseigne de Saint-Pierre. Charlemagne est déjà loin ; Philippe le Bel approche. La Royauté, plus puissante, est cependant moins respectée. La taille du grand Empereur est rapetissée : ce n’est plus un géant de quinze pieds qui domine tous les autres héros du poëme et dont la gloire n’est pas effacée par celle même de Roland. Les subtilités d’une théologie médiocre remplacent les élans vigoureux d’une piété militaire. L’auteur se fait voir davantage dans ces œuvres trop personnelles. Plus de proportions ; point de style, avec plus de prétentions. Des formules, des chevilles, et, comme nous le dirions aujourd’hui, des « clichés » insupportables. Ces remaniements[1], nous les abandonnons volontiers à ceux qui

  1. Rien ne donnera mieux l’idée de nos Remaniements que d’en lire un fragment de quelque importance. Voici, traduites pour la première fois, les dernières laisses du texte de Paris… « Charles dit à ses barons : « Je veux ici, seigneurs, vous faire une prière au nom de Dieu. — Condamnez Ganelon à quelque mort horrible — Et ordonnez, je vous en supplie, que le traître meure sur-le-champ. » — Girart le guerrier prit alors la parole, — Girart de Viane, l’oncle d’Olivier : « — Par ma foi, Sire, je m’en vais vous donner un bon conseil. — Vos terres sont très-vastes, très-étendues. — Faites lier Ganelon avec deux grosses cordes, — Et qu’on le mène à travers votre domaine, comme un vilain ours ; — Qu’il y soit rudement déchiré à coups de fouets — Et, lorsqu’il sera arrivé au lieu fixé d’avance, — Faites-lui tout d’abord arracher deux membres du corps. — Puis, qu’on le dépèce membre par membre ». — « Voilà, répondit Charles, un terrible jugement. — Mais c’est trop de longueurs, et je n’en veux point. »
    « Par ma foi, Sire, s’écrie Beuves le vaillant, — Je vais vous proposer un plus horrible supplice. — Qu’on fasse un grand feu d’aubépines — Et qu’on y jette le misérable, — Si bien qu’en présence de tous les vôtres — Il meure d’une merveilleuse et horrible façon. » — « Grand Dieu ! dit Charles, c’est un rude supplice, — Et nous le choisirons… si nous n’en trouvons pas de plus dur. »
    C’est le tour de Salomon de Bretagne : — « Nous avons, dit-il, imaginé une mort plus âpre encore. — Faites venir un ours et un lion — Et livrez-leur le comte Ganelon. — Ils se chargeront de son supplice et le tueront très-horriblement. — Il ne restera de lui ni chair, ni graisse, ni