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INTRODUCTION

« un Traité sur la manière de donner à un vers deux syllabes de plus… sans lui ajouter d’ailleurs la moindre idée nouvelle. »

Il ne reste plus désormais qu’à modifier l’esprit général de nos vieux poëmes, et c’est à quoi nos remanieurs s’entendent merveilleusement. Dans la Chanson de Roland, telle qu’on la pourra lire ci-après, c’était l’esprit du xie siècle qui frémissait : dans nos refazimenti, c’est celui du xiiie. Nos héros étaient chrétiens dans le texte primitif ; ils sont pieux dans le texte rajeuni, et seraient volontiers mystiques. On ne voyait, dans l’antique version, que passer une fois ou deux, avec une chaste rapidité, la figure austère de la femme, et Roland ne songeait pas à Aude une seule fois durant toute sa longue et sublime agonie. Dans nos rajeunissements, tout au contraire, la femme et l’amour reprennent ou plutôt usurpent une large place. Les âmes y sont moins mâles. Tout s’alanguit, s’attiédit, s’effémine. La guerre n’est plus le seul mobile, ni la pensée unique. Le coup de lance bien donné ou bien reçu n’est plus le seul idéal. Ce

    Pinabels dist : « Vos parlerez tot al. »
    Lors s’entrelaissent parmi le fons d’un val ;
    Granz couz se donent es escuz cominal,
    Qu’il [e]n abatent [et] l’azur [et] l’esmal,
    Desqu’à l’auberc qui furent contreval,
    Et à lor lances dont li fers fu d’açal.
    Amdui furent fors et prou… li vassal.

    Thierris est sor Ferrant, li dammoisiaus loial,
    Prinst l’escu par l’enarme et broche le cheval,
    Et dist à Pinabel : « Je vos deffi, vassal :
    « Quand vers moi deffendez le traïtor mortal,
    « Se Deu plaist et je vif, je vos metrai à mal. »
    Et respont Pinabiaus : « Ansoiz ira tout al. »
    Lors laissent corre tout le pendant d’un val ;
    Grans cops se donnent enz(?)escus à cristal,
    Qu’il en ont abatu tout l’azur contreval ;
    Les lances peçoièrent, outre vont li cheval.
    Bien se tiennent andui, moult sont preu li vassal.

    Il reste à savoir lequel de ces deux couplets également plats est l’original de l’autre. Je serais porté à croire que les alexandrins ont précédé les décasyllabes et que l’auteur de ces derniers a procédé par suppression. Ce qui le prouverait, c’est notamment le troisième vers, qui est faux dans Venise VII, et qui, dans le manuscrit de Lyon, nous apparaît sous sa vraie forme : Pynabel en apele à loi de bon vassal, etc. etc.