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une cruauté naïve se tordre et agoniser. Raïden était au gouvernail.

Le prince, couché au fond de la barque, regardait vaguement au-dessus de lui la grande voile brune qui craquait en se gonflant et l’enchevêtrement des cordages ; il rêvait. Le même rêve, toujours, emplissait son âme ; elle était comme la mer qui reflète éternellement le ciel. Tout événement, toute action inquiétaient douloureusement le prince, l’attristaient ; c’étaient des nuages voilant son amour, l’empêchant de s’y absorber tout entier. Cependant, son caractère plein de noblesse le poussait à se dévouer à son seigneur, à verser son sang pour lui, à le sauver, si c’était possible ; mais, malgré lui, souvent il oubliait la guerre, Hiéyas, les intrigues, les crimes, comme le silence en se rétablissant oublie les clameurs qui l’ont un instant troublé. Il évoquait alors par la pensée un regard tombant sur lui, une inflexion de voix, un pli de voile soulevé par le vent et venant frôler ses lèvres ; il retrouvait le frisson que ce léger contact avait fait courir dans son sang. Il se disait par instant que peut-être elle aussi songeait à lui, et il poursuivait dans l’espace cette pensée errante. Les vagues le berçaient doucement et l’encourageaient à ces folles rêveries ; le vent soufflait, la voile gonflée ressemblait à un