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d’esprit et d’humour. Il a fait longtemps le feuilleton de musique au Journal des Débats, où il soutenait ses doctrines, attaquait tout ce qui lui semblait vulgaire, et célébrait ses dieux, Gluck et Beethoven, à qui il dressait des autels de marbre blanc comme à des immortels. Mais il ne parlait de ses feuilletons si remarqués qu’avec une secrète amertume. Il est douloureux pour le compositeur de déposer sa lyre pour prendre la plume, pour le poëte de nourrir sa poésie avec sa prose, pour le peintre de faire payer ses tableaux par ses lithographies ; en un mot, de vivre du métier de son art. C’est une misère que chacun de nous a connue, et ce n’est pas la moins pénible à supporter. Chaque heure consacrée à ces besognes est peut-être une heure d’immortalité qu’on se vole ; ce temps perdu, le retrouvera-t-on ? et quand l’incessant labeur vous aura, sur le déclin de la vie, procuré quelque loisir, aura-t-on la force d’exécuter les conceptions de la jeunesse ? pourra-t-on rallumer cette flamme évanouie, recomposer ce rêve emporté dans l’oubli ?

Ce sont là les vrais chagrins de l’artiste au grand cœur. De là venait cette mélancolie tragique, cette mélancolie prométhéenne de Berlioz. Il se sentait un titan capable d’escalader le ciel et d’affronter Jupiter, et il lui fallait rester cloué sur la croix du Caucase, avec des clous de diamant, par la Force et la Puissance, comme le héros d’Eschyle, le flanc fouillé par le bec d’un vautour ; et encore n’eut-il pas cette consolation que les deux mille Océanides,