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ce croquis pour restituer une physionomie singulière, connue de la génération moderne sous un tout autre aspect. Ils sont peu nombreux aujourd’hui ceux qui ont vu le Bouchardy que nous décrivions. Gérard de Nerval est mort ; Pétrus Borel est mort ; Jehan Duseigneur est mort ; Bouchardy lui-même vient de mourir, caché dans sa petite maison de Châtenay, où, inconsolable de la perte de sa fille, il attendait, sous les arbres qu’elle avait plantés toute petite, l’instant de la rejoindre enfin. Nous ne l’avons pas vu dans cette dernière période, car il fuyait, ou du moins ne cherchait pas ses anciens amis. Il était devenu un vieillard hâve, cassé, détruit par le chagrin, et aussi par cette tristesse des auteurs qui ont connu l’enivrement du succès, et dont la vogue se retire sans qu’ils puissent apprécier les motifs de cet abandon. Les natures les plus philosophiques ont de la peine à se faire à ce silence souvent injuste : Displicuit nasus tuus (Ton nez a déplu) est une raison qui se donne aussi bien aux poëtes qu’aux femmes dont on est las.

Bouchardy, qu’on méprise trop à présent, était dans son genre une puissante individualité, une nature vraiment originale. Il avait au plus haut degré le génie de la combinaison dramatique, et il faisait des pièces aussi compliquées que des serrures de Fichet ou de Huret, et que lui seul pouvait ouvrir ; il mettait à ce travail un acharnement étrange, passant les nuits et les jours à rêver, immobile, englouti comme un mathématicien qui cherche la so-