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cette terrestre sœur d’Éloa, est dessinée avec la plus idéale pureté. Quel chaste amour ! quelle passion voilée et contenue ! quelle susceptibilité d’hermine ! À peine au moment suprême son secret se trahit-il dans un sanglot de désespoir. — On sait que ce rôle fut un des triomphes de madame Dorval ; jamais peut-être cette admirable actrice ne s’éleva si haut ; quelle grâce anglaise et timide elle y mettait ! comme elle manégeait maternellement les deux babies, purs intermédiaires d’un amour inavoué ! Quelle douce charité féminine elle déployait envers ce grand enfant de génie mutiné contre le sort ! De quelle main légère elle tâchait de panser les plaies de cet orgueil souffrant ! Quelles vibrations du cœur, quelles caresses de l’âme dans les lentes et rares paroles qu’elle lui adressait, les yeux baissés, les mains sur la tête de ses deux chers petits comme pour prendre des forces contre elle-même ! Et quel cri déchirant à la fin, quel oubli, quel abandon lorsqu’elle roulait, foudroyée de douleur, au bas de ces marches montées par élans convulsifs, par saccades folles, presque à genoux, les pieds pris dans sa robe, les bras tendus, l’âme projetée hors du corps qui ne pouvait la suivre !

Ah ! si Chatterton avait ouvert une dernière fois ses yeux appesantis par l’opium et qu’il eût vu cette douleur éperdue, il serait mort heureux, sûr d’être aimé comme personne ne le fut, et de ne pas attendre longtemps là-bas l’âme sœur de la sienne.

(Moniteur, 14 décembre 1857.)