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pâle, vêtu de noir, se tenait debout au milieu de la scène, vieilli, comme tout le monde, de vingt-deux ans, ce qui est peut-être beaucoup pour un poète qui n’en avait que dix-huit, mais conservant le vrai esprit de l’époque, le sens intime de l’œuvre, déjà en partie perdu, l’aspect amer, romantique et fatal dont on raffolait en 1835.

Le commencement de la pièce a paru un peu froid, surtout aux spectateurs de la génération actuelle, dont les préoccupations sont si différentes de celles qui nous agitaient alors. John Bell, l’exact, le positif, le juste selon la loi, avec ses raisonnements pratiques et à peu près irréfutables, excitait autrefois une répulsion violente ; on le haïssait comme un traître de mélodrame tout chargé de noirceurs et de crimes, et lorsque, Barbe-Bleue commercial, il demandait compte à sa femme des quelques livres non justifiées sur le registre, un frisson de terreur parcourait la salle. On avait peur de lui voir décapiter la tremblante Kitty Bell avec le tranchant d’une règle plate. Plus d’une jeune femme romantique, au teint d’opale, aux longues boucles anglaises, tournait les yeux mélancoliquement vers son mari, classique, bien nourri et vermeil, comme pour attester la ressemblance. Maintenant John Bell, qui ne veut pas qu’on détruise ses mécaniques et prétend qu’il faut payer par un travail assidu son écot au banquet de la vie, ou se lever de table si l’on n’a pas d’argent, rigide pour les autres comme il l’a été pour lui-même,