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miné de couleur locale, plein de fougue et de violence ; la bouffonnerie et le lyrisme s’y coudoyaient selon la formule prescrite ; la marotte des fous de cour faisait tinter ses grelots, et la bonne lame de Tolède, tant raillée depuis, frappait d’estoc et de taille. Dans Chatterton, le drame est tout intime et ne se compose que d’une idée ; de fait, d’action, il n’y en a pas, si ce n’est le suicide du poëte deviné dès le premier mot. Aussi ne croyait-on pas l’œuvre possible au théâtre ; cependant, contre la prévision des habiles, le succès fut immense.

La jeunesse de ce temps-là était ivre d’art, de passion et de poésie ; tous les cerveaux bouillaient, tous les cœurs palpitaient d’ambitions démesurées. Le sort d’Icare n’effrayait personne. Des ailes ! des ailes ! des ailes ! s’écriait-on de toutes parts, dussions-nous tomber dans la mer ! Pour tomber du ciel, il faut y être monté, ne fût-ce qu’un instant, et cela est plus beau que de ramper toute sa vie sur la terre. Cette exaltation peut sembler bizarre à la génération qui a maintenant l’âge que nous avions alors, mais elle était sincère, et plusieurs l’ont prouvé sur qui, depuis longtemps, l’herbe pousse épaisse et verte. Le parterre devant lequel déclamait Chatterton était plein de pâles adolescents aux longs cheveux, croyant fermement qu’il n’y avait d’autre occupation acceptable sur ce globe que de faire des vers ou de la peinture, — de l’art, comme on disait, — et regardant les bourgeois avec un mépris dont celui des renards d’Heidelberg ou