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que les roses de la jeunesse, et dont la rougissante fraîcheur est relevée à propos par la mouche noire d’une assassine ?

Les esprits les plus froids, les plus prosaïques, les plus sèchement utilitaires, n’ont pu se défendre de cet entraînement, tant la séduction du magicien est grande.

Watteau, qui, sous l’apparence d’un caprice sans frein et d’un carnaval perpétuel, est un artiste sérieux, petit-fils direct de Rubens, a créé son monde de toutes pièces il s’est fait un microcosme complet où tout est en harmonie. Comme ses ciels légers sont bien faits pour ses arbres sveltes et fluets ! comme ses charmilles prêtent un fond complaisant à ses faunes de marbre, que le lierre entortille à demi à ses fontaines, groupes d’Amours ou de naïades qui lancent aux voûtes de feuillage la fumée blanche de leurs jets ! comme ses terrasses à balustres se montent et se descendent facilement ! comme ses gazons de velours sont doux aux petites mules de satin comme ses bancs de mousse attendent des conversations amoureuses ou des concerts champêtres ! Ce n’est pas la nature, direz-vous, ou c’est la nature vue à travers l’Opéra, éclairée au jour de la rampe, avec des magies factices, plutôt du ressort du décorateur que de celui du peintre. C’est possible ; mais quelle délicieuse unité dans ce rêve charmant dont aucune dissonance ne vous éveille, dans cette illusion si soutenue, qu’elle ne se dément jamais Imaginez un milieu où pourrait vivre plus à l’aise cette jolie société de bergers et de bergères, de belles dames et de jeunes galants, de Gilles et de Colombines, d’Isabelles et de Léandres acclimatez donc ailleurs Pascariel, Arlequin et toute cette joyeuse bande bariolée qui semble s’être taillé des manteaux dans la jupe des tulipes. Certes, ce n’est pas un peintre frivole de fêtes galantes, celui qui a su donner ainsi l’existence à toute une création que le désir rêve et que l’esprit habite, et bâtir en quelques coups de pinceau un monde de grâce, de jeunesse, d’amour et de fraîcheur, éternellement fixé dans son éclat fugitif.

Nous concevons très-bien qu’un poëte ait la fantaisie de transposer dans son art cette coquetterie si spirituelle et si profondément française sous son léger travestissement italien c’est un caprice qui doit tenter quiconque s’est arrêté devant ces toiles si roses et si bleuâtres, si transparentes et si fines.