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FUSAINS ET EAUX-FORTES.

deviennent complètement insensibles aux beautés sauvages du lieu. Les habitants de mœurs inconnues et les plus féroces quadrupèdes leur deviennent de médiocres curiosités. Ils oublient de prendre note des plus rares productions végétales, et on en a vu dans cette position déplorer leur voyage en termes amers.

S’ils approchent ensuite d’une ville curieuse et monumentale, ils se hâtent pour s’y reposer. Ils y passent deux jours à dormir, à se rétablir, et le troisième une place prudemment retenue à la diligence les oblige à partir. On sait combien les influences physiques modifient les élans de l’esprit ; combien les souffrances du corps rendent insensible aux chefs-d’œuvre des arts. Or, jamais les voyageurs dont nous parlons ne les ont autant méprisés que durant cette période culminante de leur enthousiasme. Ils n’ont jamais voulu voir et jamais moins vu que durant le seul temps de leur vie où ils ont voyagé exprès. Ils sacrifient volontiers une belle cathédrale à un bouillon d’auberge. Ils abandonnent un superbe site pour une demi-heure de sommeil, et les plus magnifiques murailles s’abaissent à leurs yeux à une si piètre valeur, qu’ils se refusent à faire douze pas pour y aller. Ils achèvent ainsi leur voyage et reviennent chez eux avec un fonds de récits d’autant plus inépuisable qu’ils n’ont rien vu et qu’ils peuvent parler de tout sur le même pied.