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L’ATELIER DE M. INGRES EN 1848.

outre son mérite intrinsèque, offre un curieux sujet d’étude. Quoiqu’il ne porte qu’une signature, il a été peint par deux artistes, par l’Ingres d’autrefois et par l’Ingres d’aujourd’hui. Un intervalle de quarante ans a séparé t’ébauche de l’achèvement. Cette Vénus, qui a commencé à sortir de l’onde à Rome en 1808, n’a totalement émergé de l’azur qu’à Paris en 1848. La jeune fille de treize ans qui avait prêté sa tête enfantine à la naissante Aphrodite a eu le temps de devenir une auguste matrone, entourée d’un cercle de petits-fils, à moins que la terre jalouse n’ait recouvert prématurément sa beauté printanière. Un des Amours, celui qui tient le miroir et que le peintre a féminisé par une idée ingénieuse et délicate, a grandi et posé depuis pour la fameuse Odalisque, sans que le tableau se finît. Ô divin pouvoir du génie ! éternelle jeunesse de l’art ! Toutes ces formes pures et charmantes que le peintre ravi contemplait dans leur chaste nudité se sont effacées comme des ombres, et l’ombre fixée sur la toile a survécu. Tes blonds cheveux ont blanchi, ô Vénus ! et l’artiste, pour terminer ton image, est forcé de demander aux belles d’une autre génération de laisser tomber leurs voiles devant lui. C’est peut-être ta fille, à toi qui posais pour l’Amour enfant, qui sert aujourd’hui pour la mère des Amours, si elle n’est pas trop vieille !

Ces réflexions mélancoliques, qui nous venaient