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FUSAINS ET EAUX-FORTES.

vieilles chroniques. Notre biographie n’est pas bien longue à écrire… Un tel… Le nom n’y fait rien, le prénom pas grand’chose : nous n’en avons qu’une douzaine pour trente millions d’hommes, tant nous haïssons nous distinguer les uns des autres ; né en 17…, mort en 18…, c’est tout. Nous laissons pour trace de notre passage au monde deux actes : un acte de naissance, un acte de décès. Entre ceux-là quelques-uns (ont-ils raison ?) en signent un troisième, le contrat de mariage. Nos annales sont les registres de l’état civil ; voilà pourtant où la civilisation nous a menés. Je ne doute pas que d’ici à quelque cent ans on n’en vienne à arranger la vie de façon telle qu’un automate puisse en remplir les fonctions. Nous aurons des hommes d’État à ressort, des armées sur roulettes, des commis à rouages et contrepoids, établis dans le système des tournebroches, etc.

Les enfants et les livres se feront à la vapeur. Peut-être notre vieux monde n’en irait-il pas plus mal ! Oh ! malheureux peintres, malheureux poètes que nous sommes d’être nés dans ce temps où il n’y a plus ni poésie ni peinture ! Nous avons beau nous frapper le front, nous pressurer l’âme, nous tordre le cœur pour en faire jaillir quelque chose, que voulez-vous que nous fassions ? qui posera pour notre drame ou notre tableau ? où sont les modèles, les types à produire ? Mais où sont les neiges d’antan ? c’était le souci de Villon.