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CONSTANTINOPLE.

crustées d’amandes. Entre les interstices des monuments dégradés, les poules picorent, les vaches cherchent quelques maigres brins d’herbe, et, à défaut de gazon, paissent des quartiers de savates et des morceaux de vieux chapeaux. Les chiens se sont installés dans les excavations produites par la pourriture des cercueils ou plutôt des planches qui soutiennent la terre autour des cadavres, et ils se sont fait de hideux terriers de ces asiles de la mort agrandis par leur voracité.

Aux endroits les plus passagers, les tombes s’usent sous les pieds insouciants des promeneurs, et s’oblitèrent peu à peu dans la poussière et les détritus de toute sorte ; les piliers rompus s’éparpillent sur le sol comme les pièces d’un jeu d’onchets, et s’enterrent ainsi que les corps qu’ils désignaient, ensevelis par ces invisibles fossoyeurs qui font disparaître toute chose abandonnée, tombeau, temple ou ville ; ici, ce n’est pas la solitude s’étendant sur l’oubli, mais la vie reprenant la place concédée temporairement à la mort. Des massifs de cyprès, plus compactes, ont cependant préservé quelques coins de ce cimetière profané, et lui ont conservé sa mélancolie. Les tourterelles nichent dans les noirs feuillages, et les gypaëtes planent au-dessus de leurs pointes sombres, traçant de grands cercles sur le ciel d’azur.

Quelques maisonnettes de bois, composées de planches, de lattes et de treillages, peintes d’un rouge rendu rose par la pluie et le soleil, se groupent parmi les arbres, affaissées, déhanchées, hors d’aplomb et dans l’état de délabrement le plus favorable à l’aquarelle ou à l’illustration anglaise.

Avant de descendre la pente qui conduit à la Corne-d’Or, je m’arrêtai un instant et je contemplai l’admirable spectacle qui se déroulait devant mes yeux : le premier plan était formé par le Petit-Champ et ses déclivités plantées de cyprès