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CONSTANTINOPLE.

par des gamins polyglottes. À Constantinople, le célèbre Mezzofanti n’étonnerait personne ; nous autres Français, qui ne savons que notre langue, nous restons confondus devant cette prodigieuse facilité.

Mon habitude, en voyage, est de me lancer tout seul à travers les villes à moi inconnues, comme un capitaine Cook dans un voyage d’exploration. Rien n’est plus amusant que de découvrir une fontaine, une mosquée, un monument quelconque, et de lui assigner son vrai nom sans qu’un drogman idiot vous le dise du ton d’un démonstrateur de serpents boas ; d’ailleurs, en errant ainsi à l’aventure, on voit ce qu’on ne vous montre jamais, c’est-à-dire ce qu’il y a de véritablement curieux dans le pays que l’on visite.

Coiffé d’un fez, vêtu d’une redingote boutonnée, le visage bruni par le hâle de la mer, la barbe longue de six mois, j’avais assez l’air d’un Turc de la réforme pour ne pas attirer l’attention dans les rues, et je m’avançai bravement vers le Petit-Champ-des-Morts, — notant bien la place de ma maison et le chemin que je prenais, afin de ne pas me perdre.

Le Petit-Champ-des-Morts, que, pour abrévier ou éviter une idée mélancolique, on appelle d’ordinaire le Petit-Champ, occupe le revers d’une colline qui monte de la rive de la Corne-d’Or à la crête de Péra, marquée par une terrasse bordée de hautes maisons et de cafés. C’est un ancien cimetière turc où on n’enterre plus depuis quelques années, soit parce qu’il n’y a plus de place, soit que les musulmans morts s’y trouvent trop près des giaours vivants.

Un soleil éclatant brûlait de lumière cette pente hérissée de cyprès au noir feuillage, au tronc grisâtre, sous lesquels se dressait une armée de pieux de marbre, coiffés de turbans coloriés ; ces pieux, penchés les uns à droite, les autres à gauche, ceux-ci en avant, ceux-là en arrière, selon que le terrain avait cédé sous leur poids, simulaient va-