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Or, ce que nous venons de raconter, c’est l’histoire même de la France dans ses rapports avec la Chanson de Roland.

Au xvie siècle, la France lettrée se passionna à ce point pour l’Énéide qu’elle oublia Roland. Rien n’eût été cependant plus facile que d’aimer à la fois ces deux chefs-d’œuvre ; rien n’eût été plus beau que de rendre à la fois justice au style du premier et à la pensée du second. Mais on se contenta d’être ingrat, et de l’être avec une étrange rapidité. Cette ingratitude, d’ailleurs, fut si bien organisée, qu’elle ne dura pas moins de trois cents ans.

Durant trois siècles, il n’y eut guère parmi nous à garder le souvenir de Roland que quelques pauvres paysans qui, le dimanche ou à la veillée, se délectaient dans la lecture de la Bibliothèque bleue. Quant aux lettrés, ils ne connaissaient même plus notre héros de réputation, et c’était une ignorance dont Boileau et Voltaire se montraient volontiers très fiers.

Encore un coup, cela dura trois siècles.

Et il faut faire un bond de trois cents ans pour tomber au milieu d’une France qui se passionne de nouveau pour sa poésie nationale.

Chateaubriand, dans son Génie du Christianisme, et Victor Hugo, dans sa Notre-Dame de Paris, enfiévrèrent leur génération pour le moyen âge. Après ces poètes, vinrent les érudits.

C’est la gloire de M. Monin d’avoir, en 1832, attiré l’attention du monde savant sur le Roman de Roncevaux. Le jeune élève de l’École normale ne connaissait, il est vrai, que le remaniement de Paris. Mais, pour s’égarer un peu, son enthousiasme ne fut ni moins méritoire ni moins fécond.

Cinq ans après, Francisque Michel arrivait à Oxford, s’installait à la Bodléienne, copiait le texte du vrai Roland, et donnait enfin une première édition de ce beau vieux poème qui était depuis trop longtemps l’objet d’un trop injuste oubli[1]. Mais l’opinion publique ne s’émut point de cette découverte,

  1. La Chanson de Roland ou de Roncevaux, du XII° siècle, publiée pour la première fois d’après le manuscrit de la Bibliothèque Bodléienne d’Oxford, par Fr. Michel, Paris, Silvestre, 1837, in-8o. = Une seconde édition, accompagnée du texte combiné des remaniements de Versailles et de Paris, a paru chez Didot en 1869.