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Rolans. Paris aimait particulièrement le souvenir du neveu de Charlemagne : on lui attribuait (sans aucun fondement d’ailleurs) la fondation de l’église Saint-Marceau. Le voyageur trouvait dans nos rues, dans nos maisons, partout, le nom et l’image de notre héros. C’étaient les enseignes, c’étaient les vitraux, c’étaient les jongleurs de geste qui, au xve siècle encore, chantaient Roncevaux aux grandes fêtes de l’année ; c’étaient ces livres populaires, ces grossières traductions en prose, qui devaient un jour passer dans la Bibliothèque bleue. Bref, aux XIVe et xve siècles, la gloire de Roland paraissait à son apogée. Mais, hélas ! l’heure de l’oubli et de l’ingratitude allait bientôt sonner. Voici la Renaissance : notre légende va mourir.


XIII. — LES QUATRE DERNIERS SIÈCLES


Un grand peuple, certain jour, a reçu de Dieu le don, l’admirable don, d’une poésie nationale, d’une poésie sincère et forte, qui répond véritablement à toutes ses croyances religieuses comme à toutes ses idées politiques et militaires. Ce peuple a pu condenser, en un poème supérieur à tous les autres, toute la mâle beauté de sa poésie épique. Il possède une sorte d’Iliade, dont la forme est moins parfaite que celle d’Homère, mais dont la pensée est plus haute.

Toutes les nations se sont estimées heureuses d’imiter, de copier, de traduire ce maître-poème. C’est un enthousiasme universel.

Soudain ce peuple, dont tous les autres sont jaloux, se passionne uniquement pour les œuvres d’une antiquité dont il est séparé par plus de dix siècles. Il se prend à aimer uniquement la poésie de certaines autres nations qui n’avaient pas sa foi, qui n’avaient pas ses idées, qui n’avaient pas sa vie.

Et voici qu’en quelques jours, en quelques heures, il oublie sa propre histoire et sa propre épopée. Il oublie jusqu’à ce chef-d’œuvre épique où sa vie s’était un jour si puissamment résumée. Oui, il l’oublie jusqu’au dernier mot, et, si on lui en parle, il s’écrie : « Qu’est-ce donc que ces vers, et de quoi parlent-ils ? »