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creuses, oui, je ne sais quelles rêvasseries sans solidité et sans grandeur. Mais le type complet, le véritable type, le voilà. C’est ce roi presque surnaturel, marchant sans cesse à la tête d’une armée de croisés, le regard jeune et fier malgré ses deux cents ans, sa barbe blanche étalée sur son haubert étincelant. Un Ange ne le quitte pas et se penche souvent à son oreille pour lui conseiller le bien, pour lui donner l’horreur du mal. Autour de lui se pressent vingt peuples, Bavarois, Normands, Bretons, Allemands, Lorrains, Frisons ; mais c’est sur les Français qu’il jette son regard le plus tendre. Il les aime : il ne veut, il ne peut rien faire sans eux. Cet homme qui pourrait se croire tant de droits à commander despotiquement, voyez-le : il consulte ses barons, il écoute et recueille leurs avis ; il est humble, il hésite, il attend : c’est encore le kœnig germain, c’est déjà l’empereur catholique.

Les héros qui entourent Charlemagne représentent tous les sentiments, toutes les forces de l’âme humaine. Roland est le courage indiscipliné, téméraire, superbe, et, pour tout dire en un mot, français. Olivier, c’est le courage réfléchi et qui devient sublime à force d’être modéré. Naimes, c’est la vieillesse sage et conseillère : c’est Nestor. Ganelon, c’est le traître ; mais non pas le traître-né, le traître-formule de nos derniers romans, le traître forcé et à perpétuité : non, c’est l’homme tombé, qui a été d’abord courageux et loyal, et que les passions ont un jour terrassé. Turpin, c’est le type brillant, mais déplorable, de l’évêque féodal, qui préfère l’épée à la crosse et le sang au chrême… Je veux bien admettre que tous ces personnages ne sont pas encore assez distincts l’un de l’autre, et que « la faiblesse de la caractéristique est sensible dans l’épopée française[1] ». Et cependant quelle variété dans cette unité ! Il est vrai que la fin des héros est la même ; mais ce n’est point là de la monotonie. Tous s’acheminent vers la région des Martyrs et des Innocents. Les Anges s’abattent autour d’eux sur le champ de bataille ensanglanté, et viennent recueillir les âmes des chrétiens pour les conduire doucement dans les « saintes fleurs » du paradis…

Telle est la beauté de la Chanson de Roland.

  1. Ces paroles sont de M. Gaston Paris, en son Histoire poétique de Charlemagne.