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qu’une telle poésie. Cela coule de source, très-naturellement et placidement. C’est une sorte d’improvisation dont la sincérité est vraiment incomparable. Nulle étude du « mot de la fin », ni de l’épithète, ni enfin de ce que tous les modernes appellent le style. Rien qui ressemble aux procédés de Dante, même de très-loin.

Notre épique, d’ailleurs, est un ignorant. Qu’il connaisse la Bible, j’y consens, et le miracle du soleil arrêté par Charlemagne ressemble trop à celui que Dieu fit pour Josué. Mais nous ne pouvons nous persuader qu’il ait jamais lu Virgile ou Homère. S’il est un trait qui rappelle dans son œuvre le Dulces moriens reminiscitur Argos, c’est une de ces rencontres qui attestent seulement la belle universalité de certains sentiments humains. L’épithète homérique est également un procédé commun à toutes les poésies qui commencent. On n’a pas assez remarqué qu’elle fleurit peu dans le Roland, et que, tout au contraire, elle abonde dans nos poëmes postérieurs, où elle tourne à la formule. En revanche, il est, dans notre Chanson, certaines répétitions qui sont déjà consacrées par l’usage et, pour ainsi dire, classiques. Un ambassadeur, par exemple, ne manquera jamais de répéter mot pour mot le discours que son roi lui a dicté. C’est encore là un trait primitif et presque enfantin.

Tout est grave, du reste, en cette poésie « d’enfant sublime », et le poëte ne rit pas volontiers. Si par hasard le comique se montre, c’est un comique de garnison ; ce sont des plaisanteries de caserne. Tel est l’épisode de Ganelon livré aux cuisiniers de Charlemagne, qui se jettent sur lui et le rouent de coups avec leurs gros poings. Sur ce, nos pères riaient à pleines dents, et j’avoue que ce rire n’était aucunement attique.

Malgré ces éclats grossiers, il y a dans Roland une véritable uniformité de ton : c’est une œuvre une à tous égards. Certains critiques n’en conviennent pas. « Le poème, s’écrient-ils, devrait se terminer à la mort de Roland. » Nous ne saurions partager cet avis, et ils se sont étrangement trompés ceux qui, par amour de l’unité, ont supprimé dans leurs traductions tout l’épisode de Baligant, toute la grande bataille de Saragosse, voire le procès de Ganelon. En vérité, Roland est