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un martin-pêcheur qui coupe l’eau du tranchant de son aile.

Musidora plongeait sa main délicate dans les cheveux soyeux et noirs de Fortunio avec un ravissement ineffable ; elle le tenait donc enfin, ce Fortunio tant souhaité, assis à ses pieds, la tête appuyée sur ses genoux ! — elle avait mangé à sa table, couché dans son lit, dormi entre ses bras, d’un seul pas elle était parvenue au fond de cette vie si inconnue et si difficile à pénétrer.

Elle possédait un homme qu’elle aimait, elle qui jusque-là n’avait été possédée que par des gens qu’elle haïssait ; elle éprouvait cet oubli parfait de toutes choses que donne le véritable amour, et elle se laissait emporter avec insouciance par le rapide courant de la passion. Son existence antérieure était complètement abolie ; elle ne datait que de la veille : elle n’avait vraiment commencé à vivre que du jour où elle avait vu Fortunio.

Sa seule crainte était que sa vie ne fût pas assez longue pour prouver son amour à Fortunio ; le terme de dix ans, le plus éloigné qu’on ose porter à une liaison, lui paraissait bien court et bien rapproché. Elle aurait voulu garder sa chère passion au delà du tombeau ; elle qui jusqu’alors avait été plus athée et plus matérialiste que Voltaire lui-même, crut fermement à l’immortalité de l’âme pour se donner l’espérance d’aimer éternellement Fortunio.