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prise pour elle-même : c’était l’ombre de Tchin-Sing, et si l’on trouve étrange qu’un garçon puisse être pris pour une demoiselle, nous répondrons que Tchin-Sing, à cause de la chaleur, avait ôté son bonnet de licencié, qu’il était extrêmement jeune et n’avait pas encore de barbe ; ses traits délicats, son teint uni et ses yeux brillants pouvaient facilement prêter à l’illusion, qui, du reste, ne dura guère. Ju-Kiouan, aux mouvements de son cœur, reconnut bien vite que ce n’était point une jeune fille dont l’eau répétait l’image.

Jusque-là, elle avait cru que la terre ne renfermait pas l’être créé pour elle, et bien souvent elle avait souhaité d’avoir à sa disposition un des chevaux de Fargana, qui font mille lieues par jour, pour le chercher dans les espaces imaginaires. Elle s’imaginait qu’elle était dépareillée en ce monde, et qu’elle ne connaîtrait jamais la douceur de l’union des sarcelles. « Jamais, se disait-elle, je ne consacrerai la lentille d’eau et l’alisma sur l’autel des ancêtres, et j’entrerai seule parmi les mûriers et les ormes. »

En voyant cette ombre dans l’eau, elle comprit que sa beauté avait une sœur ou plutôt un frère. Loin d’en être fâchée, elle se trouva tout heureuse ; l’orgueil de se croire unique céda bien vite à l’amour, car dès cet instant le cœur de Ju-Kiouan fut lié à jamais ; un seul coup d’œil échangé, non pas même directement, mais par