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Le père Mathias lança dans l’air deux énormes bouffées de tabac, qui formèrent une brume dans la petite salle.

— « C’est ben triste ! » jeta-t-il, sentencieusement, « c’est ben triste ! ben triste ! »

Un morne silence accueillit la déclaration du père Mathias. Durant cinq minutes on n’entendit que le claquement des lèvres des fumeurs, réunis là au nombre d’une dizaine. Puis, Jean L’Heureux ingurgita d’une lampée son verre d’alcool pur, il toussa et annonça d’une voix nasillarde : — « Oui, oui, c’est ben malheureux ! »

La veuve Deschamps, un brûle gueule en plâtre aux lèvres, se mêla à la conversation :

— « Ça lui pendait au bout du nez à ce pauvre Baptiste. Je l’avais ben dit à Julie, pas plus tard que la semaine dernière : “Si ton mari lâche pas la boisson, y en a pas pour un an”. Mon défunt est mort de ça ».

— C’est vrai que c’était un ivrogne dépareillé, fit Louis Gendreau.

— Dans les extra, répartit Philippe Desroches, y buvait comme une tonne !

— Y s’enfilait sa tonne par jour, itou. Moë qui vous parle, je l’ai vu à la Baie d’Hudson, on jouait aux cartes ; v’là que la soif poigne ce pauvre Baptiste, y appelle un sauvage : « Va me chercher mon “flask” dans ma tente », qui lui dit.

Le sauvage revient au bout de dix minutes :

— « J’ai pas trouvé de “flask”, boss ».

— As-tu regardé derrière la valise ?

— Non.

— Ben, c’est là !

Le sauvage repart et se ramène au bout de cinq minutes :

— « Y a pas de “flask”, tout ce qu’y a, c’est une cruche de cinq gallons.

— Imbécile ! tu sais pas que c’est mon “flask” c’te cruche là !

— Ah ! y buvait ben ! repartirent les assistants, avec une pointe de regret.

Tous se remirent à fumer et le silence revint de nouveau plus lugubre.