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sait raconter les histoires : « … trois mots, trois gestes, mais on voyait tout ». Et voici l’amoureux timide d’Ingeborg, Harry Usedom, le violoniste « aux yeux qui rayonnent et qui pendent dans son visage comme deux lampes » ; voici son père, le farouche bûcheron Fürchtegott Giselherr, sa sœur, la « simple Maria » et Karl Bluthaupt, son ravisseur… « large d’épaules, osseux, marchant à grands pas ; avec ses cheveux embroussaillés, d’un rouge de cuivre, son nez en bec d’aigle, sa bouche perpétuellement ouverte et souriante, on eût dit un de ces poètes de jadis, qui, le jour, poussaient la charrue, et le soir, dans la grand’salle, chantaient devant les femmes »… Quelle expression, quelle vérité dans ces pochades aux tons violents, faites sur le vif, par petites taches frémissantes ! Toujours une attitude franche, un geste, un tic, un trait observé ; et jamais, suivant la bonne tradition impressionniste, un portrait trop poussé, trop définitif et parfait. Dans la composition, c’est la même chose : aucune continuité, mais des scènes succédant à des scènes. Dans l’expression, c’est plus frappant encore : la pensée s’arrête court, au milieu d’une phrase, pour suivre une nuance et puis une autre qui se jette au travers ; toute à l’impression de l’instant, elle s’interrompt sans cesse et se brise. Les paysages, à cet égard, sont typiques. Quel saisissante petite toile impressionniste que celui-ci : « … La route alpestre serpente le long de la prairie et, trouant les bois, elle se précipite au fond de la vallée. Là-bas, tout là-bas, c’est la vallée, minuscule, étroite ; un fil très fin la traverse, sur lequel bouge de temps en temps quelque chose : une voiture… »

Noyées dans la débordante poésie des premiers romans, ces propriétés caractéristiques de netteté, d’acuité d’impressions, de sûreté de touche, de concision et de vie, y révèlent déjà l’observateur exercé, l’écrivain qui sait voir. Et ce jeune auteur, si heureusement doué, semblait ainsi, au début de son œuvre, réunir et combiner deux qualités presque contradictoires : la passion lyrique et la froide observation. Parvenu à la maturité de son talent, ne se laisserait-il pas dominer par l’une ou par l’autre ? S’affirmerait-il par des formes d’art subjectives dans cette école néo-romantique qui commençait à percer en Allemagne ? Tournerait-il à un réalisme tout objectif ? Qu’allait être son chef-d’œuvre — poème en prose ou roman ?