Page:Gaston Monod - L’Œuvre de Bernhard Kellermann.djvu/8

Cette page a été validée par deux contributeurs.

son procédé d’observation : « …La première chose, dit-il, que je fais dans une ville inconnue, c’est d’en prendre méthodiquement possession. Je commence par le pavé, pour ainsi dire, j’entre dans quelque petite buvette, je m’assieds comme un indigène sur un garde-fou et j’observe curieusement les étrangers qui se hâtent, je fais quelques pas, je reviens au cabaret… » Il observe en flâneur, laissant les impressions sur sa nature influençable s’inscrire d’elles-mêmes en toute leur superficielle fraîcheur. Chacune d’elles, par son imprévu, prend l’attrait d’une découverte. Il s’y livre entièrement et la suit jusqu’à l’instant où elle va perdre sa spontanéité ; aussi les emporte-t-il, toutes, vivantes ! N’ayant pas à les utiliser pour une théorie, il ne les choisit ni ne les élimine ; il les accumule sans les classer, sans les lier et les laisse ensuite devant nous défiler, une à une, comme des instantanés. C’est le principe même de l’Impressionnisme. Par sa façon de sentir, par sa technique, Bernhard Kellermann est impressionniste. Pour s’en convaincre, il faut l’accompagner dans sa « promenade » japonaise, descendre avec lui une de ces bruyantes ruelles des maisons-de-thé avec leurs lampions bigarrés où dansent des hiéroglyphes, écouter battre sur le pavé toutes ces minuscules socques de bois et jacasser ces petites voix gutturales, voir ondoyer ce fleuve d’éventails et d’ombrelles en papier multicolore et regarder, entre les paravents brodés, rire, toujours rire ces minois peints de précieuses poupées qui vous invitent à la danse. C’est un panorama brillant, aux contours nets, aux couleurs vives, qui se déroule… Que nous sommes donc loin des paysages de rêve d’Ingeborg !

Et pourtant, dans ces premiers romans eux-mêmes, les qualités d’observation et les procédés impressionnistes me frappent déjà. On ne voit d’abord dans ces livres que le « héros », ce protagoniste si envahissant qu’autour de lui les autres rôles passent inaperçus. Mais ceux-ci sont, en général, du plus vigoureux réalisme. C’est une remarque qui peut s’appliquer à tous les romans de Kellermann. Dans Yester et Li, et surtout dans Le Fou, c’est presque en romancier naturaliste, avec un art nettement objectif que l’auteur traite ses personnages de second plan. Mais même dans Ingeborg et dans La Mer, les plus romantiques de ses œuvres, autant le héros reste une figure idéale et imaginaire, autant son entourage est réaliste et vrai. Voici, dans La Mer, Yann, « le petit capitaine », et Roseherre, qui garde mal ses deux moutons, et Petitjean, qui