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bonheurs suprêmes, sentir presque religieusement la beauté des formes sauvages et incultes de la Nature : encore ici les soupçonné-je d’un certain manque de candeur et d’un tantinet de « Littérature »…

Mais leur propre personne, surtout, les enchante et les inspire. Ils ne font que s’attendrir sur elle et la trouver « admirable ». C’est la corde toujours prête à vibrer sous ces doigts de jongleurs. Tout ce qui leur arrive, est « exceptionnel », « étrange ». Ils se confessent à perte de vue. Partout le Moi, toujours le Moi… Ne nous en plaignons pas : c’est le trésor de leur lyrisme. Et quand il sait se garder des fadaises sentimentales et des fautes de goût, ce Moi trouve pour s’exprimer, des accents touchants et délicieux : tantôt c’est une inflexion de la plus exquise tendresse, un raffinement suprême qui semble (presque) de la naïveté, tantôt une étonnante chaleur persuasive, toujours une ensorcelante musique. Ces héros sont de grands artistes ; leur style n’est point fait que de sortilèges. Pour les avoir faits à son image, Kellermann les aime tendrement : il châtie leur moindre phrase. Étudiez-la, cette phrase d’une habileté technique si rare dans la littérature allemande ; voyez-la qui s’ordonne ici en larges périodes solennelles, comme des versets bibliques, et puis, là, jaillit comme une source vive, se brise soudain, repart, se ramifie, s’endort, s’insinue enfin… Leur langue est celle des dieux et des poètes, abondante, colorée, surchargée d’allégories et d’images : …« Nuit d’été, tu es une pierre précieuse d’un bleu sombre. Nuit d’été, tu es l’haleine parfumée de la bouche de Dieu. Nuit d’été, tu es le clair et bon regard d’une jeune mère. N’est-ce pas la nuit d’été qu’une chaude forêt avec des ombres bleues ? qu’un bébé nu jouant dans la mousse avec un ours qui grogne ? N’est-ce point la nuit d’été qu’un nain assis sur la margelle d’un puits et qui regarde en un miroir ? N’est-ce point la nuit d’été – un chant dans le lointain – un signe, quelque part – un baiser dans l’air – un soupir – un éclair de sang ?… »

Mais enfin ce débordement de lyrisme, cette profusion d’images, cette omnipotence du « sentiment », cet amour « sacré », cette passion « fatale », ces décors d’exubérante Nature et cette forme même d’art, toute subjective et exaltée, ce type de roman à héros et de roman à confession – ne sont-ils pas de vieilles connaissances ? Toute cette littérature n’a-t-elle pas déjà son histoire et son nom ? et n’avons-nous pas, dans cette