Page:Gaston Monod - L’Œuvre de Bernhard Kellermann.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

« C’est ma destinée… » – « Je le sais bien !… » répond le prince, accablé.

Panthéisme, mysticisme, fatalisme… Que chargeons-nous ces âmes légères d’une si pesante philosophie ? que masquons-nous ainsi le principe même de leur force et de leur charme : leurs ailes, leur poésie ? Ces héros ne sont point des philosophes, ce sont de tendres paladins ; et s’ils portent avec eux tant de grandes idées, c’est pour en discourir éloquemment devant leurs dames : elles font de si beaux thèmes lyriques ! Ils vont en pleine fantaisie, confondant sans cesse le rêve et la réalité, trouvant leur propre existence plus irréelle qu’un fantôme. Le prince Axel dit en rappelant ses jours heureux : … « J’avais l’impression de regarder un merveilleux livre d’images avec d’étranges figures ; sous l’une d’elles était écrit : voilà Axel… » Le surnaturel est le seul monde assez vaste pour les expansions de ces visionnaires. Ils en sont si près que parfois, avec une surprenante délicatesse, ils notent, dans les choses les plus familières, une part fugitive qui semble, en effet, lui appartenir. Écoutez ces amants qui se séparent au clair de lune : « …Il est tard ! Bonne nuit, bonne nuit, bonne nuit ! Qui se doute de la douceur avec laquelle on peut dire : bonne nuit ? Plus bas, toujours plus bas, et pourtant on l’entend encore… et comment arrive-t-on à le dire ce « bonne nuit ! » pour qu’il exprime tant et tant de choses ?… » Quelquefois même, les mots leur manquent pour fixer ce lien subtil du sensible à l’irréel ; leur voix se perd en balbutiements, ils s’arrêtent, comme ravis, au seuil du miracle : « …Je me souviens d’un soir où il parla si admirablement des hommes, de leurs nostalgies, de leur soif de bonheur, de leurs espoirs et de leurs joies, de leurs égarements, de leurs deuils, de leurs douleurs, de leur solitude, de leur désespoir, …et nous entendîmes alors un hymne au cœur humain, ce cœur si admirable, si admirablement beau, si admirablement doux, si admirablement violent, si admirable, si admirable… » La phrase s’interrompt, la parole ne suffit plus, et l’émotion est si intense qu’on sent passer l’angoisse d’un inconnu.

Ils vont d’émerveillements en émerveillements, d’effusions en effusions, de ferveurs en ferveurs, affranchis des conventions sociales, environnés des éléments prodigieux. Un bruissement dans les arbres, un cri d’animal, une perle de rosée, ou, d’aventure, une petite fleur bleue… ils s’arrêtent, s’enthousiasment longuement. Ils savent, à chaque pas, découvrir des