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à éveiller une Stimmung, et puis, jusqu’aux dernières pages, à la maintenir et à l’alimenter. Cette Stimmung, Bernhard Kellermann l’impose dès le début, sans préliminaires ; et tout le reste, action, intrigue, ne lui sont qu’une ambiance accessoire. Aux premiers mots, elle vous envahit comme l’odeur d’une chambre dont on ouvre la porte – ou plutôt comme une musique qui s’élève, car tous ces états d’âme sont essentiellement musicaux. C’est une note qui reste dans l’oreille : Yester et Li est une plainte étouffée, lointaine, gémissante, Ingeborg, un accord voluptueux, fait d’hymnes d’amour et de murmures de la forêt, Le Fou, un grondement tumultueux, traversé de longs cris, La Mer, un fracas de vagues sur la falaise. Éclatante ici, et là, voilée, c’est une même dominante qui vibre d’un bout à l’autre. Chacun de ces livres a son ton propre, son mode, si définis qu’il suffit d’une phrase pour les reconnaître. Et l’intérêt n’y est soutenu que par des variations plus ou moins habiles d’intensité. Ainsi d’un adagio écrit en la mineur, où les rythmes changent, où les accents se déplacent, mais où le ton reste le même.

Ce ton, le héros du roman nous le donne ; car chacun de ces romans a son héros. Dans Ingeborg et dans La Mer, c’est lui-même qui se raconte : il n’y a qu’à l’écouter ; dans les autres, c’est son âme seule qui répercute tous les événements extérieurs et ces événements n’ont d’autre signification et d’autre importance que celles qu’ils prennent dans son âme. Tâchons donc d’approcher l’âme de ces héros ; si nous y pénétrons, nous tiendrons l’âme même de l’œuvre. Mais laissons-la plutôt se livrer à nous, d’elle-même… Cheminant dans un jardin, voici les deux amoureux d’Yester et Li qui devisent :

– … « Nous devrions marcher sans rien dire, voir, être aux écoutes, être aux écoutes et voir, et nous réjouir de cette existence magnifique ! »

– « La trouvez-vous si magnifique ? »

– « Oh ! oui… Elle est pleine de joies et de magnificences innombrables. Il y a d’abord des choses toutes simples. Par exemple, je me représente : rouge. Rouge ! c’est magnifique. Ou bien j’ouvre les yeux et je regarde quelque chose, ce groupe d’arbres, cet enfant sur le chemin, une mouche. Est-ce que ce n’est pas beau ?… On peut jouir de mille façons, si on ne ferme pas ses sens. Tout devient événement, la moindre chose… »

Et voici l’amant d’Ingeborg qui rêve et psalmodie : « Il faut