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Latin, d’un Flaubert ou d’un d’Annunzio, qu’à celle, moins voluptueuse, d’un septentrional. Que de rêveries et que d’idylles durent alors s’exalter aux cantiques frémissants de ces œuvres d’apprentissage, qui furent saluées par la Jeune-Allemagne comme l’aurore d’un néo-romantisme ! Si passionnés fussent-ils, ces suffrages enfermaient encore la réputation du jeune poète dans un cercle limité d’admirateurs. Avant de la voir, avec le roman plus viril et plus vaste du Tunnel, franchir ce cercle de dilettantes et gagner la grande foule, interrogeons ces premiers livres et suivons vers son épanouissement, une œuvre déjà significative et mal connue des lecteurs français.


I

L’œuvre est vite parcourue jusqu’au Tunnel : quatre petits romans, deux journaux de voyage, voilà tout… Mais sont-ce bien des « romans » que Yester et Li, Ingeborg, Le Fou, La Mer ? Car ici l’élément constitutif du roman fait presque défaut : un sujet, une intrigue. Le « contenu » d’Ingeborg, de La Mer – les deux plus caractéristiques du genre, ces livres qui vous ensorcellent dès les premières lignes, comme nous ensorcellent elles-mêmes la forêt ou la mer qu’ils chantent – leur « contenu » peut-il se raconter ? Est-ce là Ingeborg, cette fable sentimentale d’un prince blasé qui s’éprend au milieu des bois de la fille d’un bûcheron, en fait une princesse, une idole, et, trompé dans son amour, passe la fin de son existence, en anachorète, à pleurer l’infidèle ? Est-ce La Mer, ces quelques naïves amourettes sur la côte de Bretagne, cette amitié de pêcheurs, déchirée par une banale jalousie ? Nullement. Mais pourquoi chercher là une histoire qui commence et qui finit, un conflit avec sa solution, des hommes aux prises avec une destinée, qui luttent et qui, finalement, succombent ou triomphent ? Pourquoi chercher ce qu’on n’y trouve pas ? Ouvrez le livre, au hasard, au milieu de n’importe quel chapitre ; vous êtes pris, vous continuez sans songer à ce qui précède. Les faits y sont pour si peu que leur enchaînement ne compte pas et que le lien ne vous manque jamais.

Point d’action qui se développe, mais des impressions subjectives, un état d’âme personnel, les Allemands disent : une « Stimmùng » (qui signifie davantage encore). Voilà le mot qui illumine cette œuvre. Tout l’art de ces romans consiste