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ce que Le Tunnel peut être à Germinal. Mais c’est surtout par son romantisme que Bernhard Kellermann rappelle le très romantique théoricien du naturalisme. Qu’on lise à cet égard, la description de la machine destinée à perforer le tunnel : …« inventée par Allan jusqu’en ses moindres détails, semblable à un grand poisson couvert d’écailles, à une sorte de seiche gigantesque et cuirassée, traînant une queue de fils de fer et de câbles… elle rampait devant elle, tâtant, palpant la terre de ses tentacules, l’aspirant avec les lippes de ses bouches multiples… crachant une lueur vive… Elle tremblait sans cesse d’une colère d’animal primitif et, comme ivre d’une volupté de carnage, hurlant, tonnant, plongée dans le roc jusqu’à la tête, elle dévorait… » ; la description continue ainsi pendant quatre pages. Qu’on songe maintenant aux fosses de Germinal ou à l’alambic de l’Assommoir. C’est le même art, les mêmes procédés, la même personnification de la matière, la même vue par l’énorme, la même poésie grandiloquente, qui confine à l’épopée et à l’amphigouri. Cet exemple suffit ; on pourrait en réunir beaucoup d’autres, sans, par là, vouloir autrement s’exagérer les analogies entre deux œuvres aussi différentes. Il y a entre elles l’abîme qui sépare le génie latin du génie germanique, et c’est chez les plus septentrionaux des écrivains allemands et jusque dans les littératures danoises et scandinaves, chez les J. V. Jensen et les Jacobsen, qu’il faudrait probablement aller chercher les origines de la lignée intellectuelle à laquelle appartient Kellermann.

Mais les vrais mérites du Tunnel, et la cause de son succès, si général, ne sont pas seulement dans des qualités littéraires. Son originalité est, au contraire, d’avoir trouvé un sujet en dehors des anciens thèmes des romans de passion ou d’aventure — et de rajeunir le genre du roman lui-même, en y précipitant les éléments les plus typiques de la vie moderne, et surtout les problèmes, les milieux et les caractères du travail de notre temps. Parce qu’il était né poète et ouvert à toutes les manifestations de la beauté, l’auteur romanesque d’Ingeborg devait aussi découvrir la poésie latente dans l’activité contemporaine. C’est de cette découverte qu’est né Le Tunnel. L’alliance de l’invention avec le capital, les efforts combinés de la machine et de l’argent, l’action parallèle des classes dirigeantes et des classes ouvrières, la lutte plus âpre et plus ingénieuse que jamais de l’homme avec la Nature – voilà quels sont les mobiles dans ce livre « sensationnel ». C’est un noble chant à