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tières avec moins d’aisance. Ici, c’est une grosse banque de New-York et là, ce sont les grands boulevards de Paris ; nous voici à Londres, à Vienne, en bateau, en chemin de fer, en automobile, en aéroplane. Nous passons des salons fastueux d’un milliardaire au cœur d’une forêt vierge, abattue en quelques heures pour les besoins du tunnel, toujours du tunnel ; et, de la chambre aux murs nus où Mac Allan, s’il le faut, reste deux jours et deux nuits devant des chiffres, nous plongeons soudain dans le trou noir, hurlant du tunnel et nous en ressortons, en plein océan, sur une île solitaire, la première gare du fantastique trajet !

Cette trépidation continue durant 400 pages, sans fatigue, soutenue par un enthousiasme communicatif de poète, par une narration palpitante, pittoresque, facile. Bientôt, c’est même une volupté de se laisser entraîner par cette richesse d’impressions, cette abondance variée de faits et d’aventures ; on en arrive à penser qu’entre le roman d’analyse qui nous torture, en nous forçant à nous interroger, et le roman d’imagination, qui nous arrache ainsi à nous-mêmes en nous ouvrant les sphères riantes de la fantaisie, celui-ci est le véritable roman traditionnel, qui nous apporte le délassement et le plaisir.

Le point culminant de l’œuvre est le récit de la catastrophe qui anéantit, en quelques minutes, trois mille vies humaines au fond du tunnel. C’est, à ma connaissance, un des chapitres les plus forts du roman allemand contemporain. Il y a là, dans la préparation du drame, et dans la brusquerie de ce coup de théâtre, dans la progression savante et atroce de l’angoisse, dans l’analyse de ces premières secondes de stupéfaction, de lucidité et de désespoir, dans l’horreur de cette ruée folle des ouvriers, le long de cet interminable tuyau noir, parmi les cadavres et les blessés, vers l’air respirable, vers la lumière, vers l’issue, qui sont à plus de 400 kilomètres, dans ces scènes de tueries à coups de couteaux et de revolvers, autour des dernières places libres du train de sauvetage, dans ce tableau funèbre des femmes penchées à l’entrée du gouffre, qui rejette les rescapés, enfin, dans l’accumulation et le dosage de tous ces affreux détails, il y a la marque d’un grand écrivain et d’un poète. Par sa puissance descriptive, par son lyrisme émouvant et farouche, par son souffle, ce chapitre fait songer aux plus belles pages de Germinal.

Entre Kellermann et Zola, on trouverait d’ailleurs plus d’un point de comparaison et Ingeborg serait à peu près au Rêve