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C’est un chef-d’œuvre d’observation.

Mais ici l’observation ne s’arrête pas à la surface. Elle ne s’en tient pas à une suite d’impressions et de notes isolées comme dans les récits de voyages ; elle les combine et les compose en un tableau d’ensemble – et c’est à cette harmonie qu’on voit la maturité du talent. En quelques fresques puissantes, Kellermann nous fait assister à la vertigineuse activité américaine. C’est, par un soir d’été brûlant de New-York, sur le toit d’un gratte-ciel de 36 étages, cette extraordinaire réunion d’un trust de milliardaires, les capitalistes du tunnel, auxquels Mac Allan, en bras de chemise et pantalon de flanelle blanche, expose calmement son projet. C’est l’essor prodigieux de ces immenses cités ouvrières aux portes du gouffre sous-marin, la vie de ces masses de travailleurs qu’il engloutit chaque jour et qui peinent, à plusieurs kilomètres au-dessous du niveau de la mer, dans une chaleur mortelle, aux lueurs éblouissantes des projecteurs électriques ; c’est la description minutieuse de ce travail lui-même, de cette marche lente de vingt-cinq années sous les eaux, avec ses formidables obstacles et ses dangers, jusqu’à la tragique révolte, au lendemain d’une catastrophe, de ces 180.000 ouvriers, qui marchent sur New-York en cortège menaçant, musique en tête, porteurs de bannières et de pantins grotesques à l’image des organisateurs du tunnel. C’est, avec la destinée du financier S. Woolf, une curieuse étude sur l’argent brassé à l’américaine, les grosses spéculations, le vertige des fabuleuses recettes, les krachs et les ruines. Ce sont, enfin, les répercussions mondiales, internationales, sociales, financières, même techniques de la colossale entreprise. Ce livre est sorti d’un tohu-bohu d’impressions neuves et devant une telle abondance de matériaux, pour les animer et les transformer en œuvre d’art, il a fallu que l’observateur appelât le poète à son secours.

Le poète en a fait jaillir l’émotion, l’intérêt dramatique, le lyrisme imagé, le symbole ; et nous voyons encore une fois se combiner et se compléter ici les deux qualités maîtresses de Kellermann. Car bien loin de se perdre dans la minutie des détails fastidieux, et de céder à l’exactitude d’un impressionnisme exclusif, l’œuvre s’élargit en vastes perspectives ; elle est comme vue à vol d’oiseau — et à quelle folle allure ! Kellermann s’est mis au rythme américain ; on dirait un film qui passe ; aussi facilement qu’au cinématographe, les décors changent, et les personnages n’y traversent pas les mers et les fron-