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lars ; le chef d’orchestre (n’est-ce pas la fine silhouette de Weingartner que j’y crois reconnaître ?) en touche 6.000. Toutes les fortunes « de la 5e avenue, de Boston, de Philadelphie, de Buffalo, de Chicago » sont là. À côte d’Allan, « reposant sa fine tête brune de madone sur sa main gantée de blanc », c’est Maud, sa femme, la douce victime du tunnel. Et voici l’ami Hobby, victime lui aussi du tunnel, après en avoir été l’infatigable architecte, Hobby, l’enfant terrible de New-York, tiré à quatre épingles, après dix-huit heures de travail… Mais Mac Allan n’est pas venu de Buffalo pour entendre de la musique, il a un rendez-vous d’affaires, pendant l’entr’acte, avec le banquier Lloyd, le roi du diamant, un des hommes les plus riches du monde. Lloyd a étudié le fantastique projet ; son appui financier est indispensable ; de son « oui » ou de son « non » dépend l’entreprise. Et Mac Allan attend, les yeux fixés sur la loge d’en face, où Lloyd va apparaître. Le voilà enfin, précédé de sa fille, l’étrange Ethel, qui porte, en pendentif, sur le front, « le Rosy Diamond, du trésor d’Abdul-Hamid, évalué 200.000 dollards… Lloyd faisait penser à un bouledogue. Ses dents inférieures dépassaient un peu celles d’en haut, ses narines formaient deux trous ronds et ses petits yeux larmoyants et enflammés fendaient obliquement cette figure sombre, desséchée et immobile… L’effet de ce visage était terrible : on pâlissait à sa vue et on allait jusqu’à s’évanouir… » Dans ce remarquable chapitre d’exposition, si largement et puissamment traité, Kellermann nous présente tous les principaux personnages de son roman, tous ceux, qui, avec leurs énergies, leur argent, leur pensée et toutes leurs forces vives, vont être absorbés par l’œuvre d’un seul, plus fort que tous. Il n’y manque guère que ce Wolfsohn, qui périra aussi par le tunnel, pour avoir voulu l’anéantir, parvenu rapace qui s’est glissé jusqu’à la direction financière de l’affaire, sujet hongrois d’abord, puis autrichien, berlinois, anglais, américain, et, suivant les besoins, tour à tour protestant ou catholique, depuis qu’il n’est plus juif. Jamais Kellermann n’a montré pareille maîtrise que dans ce défilé de portraits. Chacun d’eux est d’un art consommé, d’un réalisme qui saisit. Nous savons maintenant comment procède cet impressionniste ; combien de préalables études, d’après nature, combien de croquis, d’instantanés – récolte de son dernier voyage au Nouveau-Monde – ont servi à parfaire ces vigoureux portraits ? Tous les détails en sont vivants, les attitudes expressives, les paroles typiques.