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III

Le Tunnel répond à ces questions. Livre « sensationnel » en effet, par son sujet d’abord : l’histoire d’un tunnel sous-marin entre l’Amérique et l’Europe… Serions-nous au pays de Jules Verne ou de Wells ? Point. Ni les puérilités d’une imagination trop facile, ni même ce jeu brillant, où blague et fantaisie rivalisent et dans lequel excellent les Anglais, qui consiste, partant d’une utopie presque vraisemblable, à en tirer logiquement les plus déconcertantes conclusions ; mais un livre ému, émouvant, à la fois étude de mœurs très fouillée des milieux d’affaires américains et vibrante épopée du travail moderne, un livre généreux et puissant, de la plus belle tenue littéraire.

L’œuvre est jaillie d’un jet. Sa ligne est droite et ferme. Une même idée l’anime d’un bout à l’autre, un projet énorme conçu par un homme qui, seul contre tous, ayant pris au début son écrasante responsabilité, le conduit au triomphe après vingt-cinq années de formidable labeur. Car c’est encore un « héros » que ce Mac Allan, le constructeur du gigantesque tunnel, encore un visionnaire dans son genre. Mais quelle différence ici ! Quelle figure positive que celle du héros américain ! …« Allan était là, comme un homme qui attend et qui sait attendre. Enfoncé dans son fauteuil, ses larges épaules contre le dossier, les pieds écartés autant que le permettait la loge, il promenait autour de lui ses yeux tranquilles. Allan n’était pas précisément grand, mais large et fort, bâti en boxeur. Son crâne était puissant, plutôt carré que long et son visage rasé, quelque peu rude, frappait par son teint basané. Même en plein hiver, des taches de rousseur marquaient ses joues. Comme tout le monde, il avait ses cheveux soigneusement peignés en raie bien droite, des cheveux bruns, souples, brillants de reflets cuivrés. Derrière des arcades sourcilières fortes comme des retranchements, luisaient ses yeux clairs, d’un bleu gris, remplis d’une bonne expression enfantine. En somme, il ressemblait à quelque capitaine au long cours, retour de traversée, qui, à pleins poumons, a humé l’air du large, et qui d’aventure a mis ce soir un habit qui ne lui va guère… » Nous sommes au concert, dans une nouvelle salle luxueuse que le tout New-York inaugure ; les places de loge coûtent 200 dol-