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six semaines dans un phare.

sés perce de temps en temps le bruit de la canonnade. On ne voit rien, on n’entend rien, on se bat !…

Alors, une voix celle de L’Hermite domine la bataille :

— Nous sommes vainqueurs ! Le Jupiter coule !

Là se place une scène dont le souvenir est aussi vivant pour moi aujourd’hui, que s’il ne datait que d’hier.

Les Anglais se sont aperçus qu’une submersion les menace. Qu’ils s’oublient un instant, et leur vaisseau est perdu. Bientôt nous apercevons les matelots du Jupiter, qui, à travers la fumée du canon, se précipitent sur son flanc mutilé, en escaladant les bastingages. Ces malheureux, s’affalant en dehors par des cordages, essayent de clouer des planches, d’enfoncer à coups de masse des tampons, des matelas, des morceaux d’étoupes pour réparer la mortelle avarie que nos boulets ont faite. Mais chacun de ces hardis travailleurs subit une mort affreuse. Les uns sont broyés par nos boulets, les autres blessés mortellement tombent dans la mer, qui soulève autour d’eux des nuages d’écume. D’autres, atteints par les balles, sont parvenus à saisir un cordage et traînent pendants et mutilés le long du sillage du Jupiter en appelant au secours. Appel impuissant ! Les leurs ne peuvent les secourir, car nous dirigeons notre feu sur ceux qui tentent leur sauvetage. À chaque coup de fusil, une bouche se tait, un cadavre tombe.

Jamais les Anglais ne parviendront à fermer cette brèche, dit L’Hermite. Ce vaisseau est perdu. Qu’on prépare nos canots pour sauver l’équipage !

Le Jupiter change alors de tactique. Il évente son grand hunier et oriente sous toutes voiles au plus près. Puis après avoir pris un peu d’air sous cette allure et nous avoir dépassés d’une centaine de toises, loin de se prêter à une rencontre qui dépend de lui seul, prend la fuite devant nous, salué par nos cris de rage.