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six semaines dans un phare.

Jusqu’alors l’obscurité avait régné sur la bataille, lorsque la lune parut enfin à l’horizon et nous montra le spectacle de nos tristes désastres.

Quel tableau ! manœuvres, poulies, bastingages, voiles, gréements, mâtures et canots fracassés par les boulets jonchaient de leurs éclats le pont ensanglanté, comme s’il eût reçu une pluie de sang. Au milieu de ces débris gisaient des matelots morts ou blessés. Ces derniers furent ramassés. Quant aux cadavres on les jeta par-dessus le bord sans qu’un adieu les suivît au fond de la mer. Qui sait si, parmi eux, il n’y avait pas des cœurs qui battaient encore !

Le combat continuait toujours, mais chacun comprenait que nous étions perdus. Notre capitaine lui-même avait des moments de désespoir et d’émotion qui n’étaient pas de longue durée ; mais son âme était trop fortement trempée pour ne pas faire face au danger qui nous menaçait.

Tout à coup un boulet vint couper notre embossure, et notre frégate privée de cette dernière ressource qui la maintenait dans une position tenable céda aussitôt à l’impulsion de la marée et dérivant, entraînée par le courant, présenta son flanc à l’artillerie du fortin. Ce funeste contre-temps déchirait le cœur du capitaine.

— Il ne nous reste plus qu’à partir au plus vite, dit-il avec amertume, stimulez les gabiers. Les moments sont précieux.

Les officiers sans mot dire font exécuter cet ordre, et l’Hermite toujours debout sur son banc de quart examine avec sa longue vue dans la ligne du vent. À travers les éclaircies de fumée il voit un gros point noir qui s’avance vers nous. C’est un brûlot que les chaloupes anglaises remorquent à notre intention.

Les gabiers ont vu arriver ce vaisseau incendiaire. À bord l’épouvante est à son comble.

— Ce n’est rien, enfants, s’écrie notre capitaine avec indiffé-