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six semaines dans un phare.

sa chambre, le frictionne devant un bon feu et ramène chez lui la chaleur et la force.

À peine le malheureux a-t-il repris les sens qu’il s’écrie :

— Mais j’ai des camarades, il faut aller les chercher.

— Restez là, dit le gardien.

Et il repart avec des couvertures et un flacon d’eau-de-vie pour aller explorer la grève. À la lueur vacillante d’une petite lanterne dont il est muni, il découvre un homme presque enfoui dans le sable. Il le frictionne, le couvre chaudement et court sonner à l’hôpital qui n’est pas loin du phare. On lui ouvre, des secours suivent, et le naufragé se trouve bientôt hors de danger.

Voilà, monsieur Paul, ce que fait parfois, souvent même, ce fainéant de gardien de phare.

Paul rougit jusqu’au blanc des yeux à ce reproche indirect mais mérité, car le père Chasse-Marée avait bien deviné que le jeune homme, en ignorant la manière de vivre de ces gens dévoués, en ignorait surtout la vie d’abnégation et de sacrifices.

Chasse-Marée reprit gaiement :

— Si peu variée que soit notre existence, elle trouve des partisans. On m’a cité un cordonnier qui se fit gardien d’un phare isolé parce que la réclusion lui déplaisait. Il se trouvait moins prisonnier sur son rocher que dans son échoppe. Monsieur aimait l’indépendance !…

J’en ai connu un, qui est resté quatorze ans dans un phare des côtes de Bretagne. Il avait conçu un tel attachement pour sa prison qu’il renonça pendant deux ans à son tour de congé. Enfin on le décida à profiter du droit que lui donnait le règlement. Une fois à terre, il se trouva dépaysé et se mit à boire jusqu’à l’ivresse. On le révoqua. Il languit quelques jours et mourut.

D’autres sont devenus fous. Il y a de quoi, car il y a certains phares des côtes d’Angleterre, qui souvent disparaissent sous les vagues pendant plusieurs heures. Il en est un surtout que j’ai vu