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la junon.

fut cuit, j’en mis quelques grains dans ma bouche, je ne pus avaler, et il fallut une cuillerée d’eau pour le faire couler. L’ardeur du soleil avait gercé mes lèvres et l’intérieur de ma bouche. À chaque mouvement de la mâchoire, le sang jaillissait des gerçures, ce qui me causait des douleurs insupportables. Mais tout cela cessa avec le sommeil qui revint plus impérieux que jamais. Ce qui me réveilla fut le souvenir de la femme de mon capitaine. Je rêvais qu’elle était morte et qu’elle venait me reprocher sa mort. Je m’écriai avec remords :

— Ah ! pauvre femme !

Puis, m’adressant aux Indiens, je les suppliai de voler au secours de ceux qui étaient restés sur la Junon. Ils me le promirent et je me rendormis sur cette espérance.

À minuit on me réveilla pour me dire que la dame et ses compagnons venaient d’être transportés à terre. Je me levai aussitôt pour aller les rejoindre. La jeune femme était assise près du feu, elle avait pu manger et boire. Jamais visage n’exprima une plus grande joie que le sien en me revoyant.

Le lendemain nous fîmes marché avec les Indiens qui nous transportèrent dans la ville la plus voisine où nous trouvâmes des secours…

Voilà, monsieur Paul, le récit authentique du plus épouvantable naufrage qui se soit passé sur mer, du moins à la connaissance de ceux qui ont survécu à de tels désastres.

Ce récit un peu long ne fut pas interrompu une fois. Les gardiens l’écoutaient comme s’ils en connaissaient déjà tous les détails. De temps en temps, leurs yeux se portaient sur Clinfoc qui écoutait plus attentivement que les autres.

Quand le Breton eut fini, Clinfoc se leva, alla lui prendre les deux mains et le regarda bien en face :

— Comment t’appelais-tu, à bord de la Junon, lui dit-il ?

— Que vous importe !