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la junon.

résolûmes d’aborder. Avec des efforts inouïs, aidé d’un jeune mousse qui avait encore mieux supporté que moi les fatigues des jours passés, je réussis à lancer à la mer un bout de mât que nous fixâmes par un câble à un autre débris.

Au moment de me mettre à la mer, le cœur me manqua. Mon jeune compagnon m’encouragea et je risquai le tout pour le tout. Je pris tristement congé de la femme de mon capitaine que j’étais obligé d’abandonner, en lui promettant un prompt secours dès que je serais arrivé. Elle me donna un peu d’argent et, après avoir fait ma prière, je me jetai à l’eau en tenant mon espar qui se mit à flotter vers le rivage. Une fois à la mer, mes membres reprirent leur souplesse et une partie de leurs forces ; mais je m’aperçus bientôt que l’espar me fatiguait horriblement. Je roulais par-dessus et plusieurs fois je fus obligé de le laisser aller ; mais comme je me sentais couler, j’étais obligé de le reprendre. La marée me poussait le long de la côte et, pour pouvoir diriger mon espar, je me couchai dessus en nageant d’un seul bras. Cette manœuvre me réussit, mais tout à coup une vague énorme vint briser sur moi et me roula, entre deux eaux, tout étourdi et à moitié mort du choc. Une fois encore, je revins à la surface de la mer et je parvins à respirer ; mais une autre vague vint me submerger. Cette fois, je crus que tout était fini. Je faisais ma dernière prière, quand l’espar revint à moi, ramené par une autre vague. Je le saisis encore et je pus me diriger vers un rocher auquel je me cramponnai. Une fois là, je tournai la tête pour voir ce qu’était devenu mon compagnon ; je le vis nageant avec peine vers le rivage. Le mât, qu’il avait lâché, lui avait meurtri les mains et le visage. Je lui tendis la main ; il la prit après plusieurs tentatives, car le flot le séparait à chaque instant de moi et j’étais trop faible pour lâcher le rocher où je me tenais pour ainsi dire suspendu. Enfin, il put me saisir fortement le bras et je le ramenai à moi, presque évanoui.