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six semaines dans un phare.

ils en exigèrent la moitié. La somme leur fut payée dès que la malheureuse fut descendue sur le pont. Elle leur eût même donné tout, si je ne lui avais fait observer que le seul argent qui lui restait, était la fortune de tous et qu’il valait mieux le conserver pour notre salut que de l’abandonner aux deux misérables qui avaient osé se faire payer leurs services.

Chose étrange ! La vue de la terre avait eu une heureuse influence sur nous. Depuis qu’on l’avait aperçue, personne n’était mort. Vers midi, nous vîmes sur le rivage comme des ombres se mouvoir ; c’étaient des hommes qui nous regardaient, mais qui se dispersèrent bientôt sans venir à notre secours, sans voir nos signaux, sans entendre nos cris, — hélas ! ils étaient si faibles ! — ce qui nous fit douter que ce fussent véritablement des hommes. Cette vue nous rendit pourtant de la force. On commença à parler de gagner la terre à tout prix.

Les plus vigoureux s’emparèrent de quelques espars qu’ils jetèrent à l’eau. À la marée montante, six Lascars se mirent à la mer en se cramponnant à ces espars et se laissèrent pousser vers la plage par le flux. Malgré un ressac très-violent, ils y arrivèrent et nous les vîmes aborder, trouver un ruisseau et y boire avec avidité ; puis, n’ayant plus le courage d’aller plus loin, se coucher sur le sable et s’endormir.

Le lendemain, — oui, monsieur Paul, encore une nuit, ce fut la dernière ! — en regardant la côte, nous vîmes un grand nombre d’hommes se rassembler sur la plage autour de nos naufragés. À cette vue, notre attention redoubla. Ce qui allait se passer déciderait de notre sort. Le groupe d’hommes fit du feu, réveilla nos camarades et les fit manger, pendant que d’autres nous faisaient des signes comme pour nous inviter à aller à terre.

Oh ! alors notre émotion fut plus grande. Mais comment atteindre ce rivage ? La vie nous était devenue précieuse. Nous voulions vivre à toute force ! Il résulta de cet espoir que nous