Page:Garnier - Six semaines dans un phare, 1862.djvu/388

Cette page a été validée par deux contributeurs.
378
six semaines dans un phare.

nos souffrances, les deux places qu’ils occupaient dans la hune d’artimon furent rendues au capitaine et à sa femme. Le capitaine était sans connaissance, lui, un homme robuste et vigoureux, un marin endurci à toutes les privations et à toutes les souffrances de la mer qu’il sillonnait depuis trente ans ! Sa femme, au contraire, créature faible et nerveuse, avait tout supporté avec une force merveilleuse.

À peine installé dans la hune, le délire prit le capitaine et dans ce délire croyant voir une table servie, il demandait en se débattant pourquoi on lui refusait les aliments qu’on étalait devant lui. Le spectacle de cette agonie fut terrible. Enfin, il expira onze jours après notre catastrophe !…

À partir de ce moment, les agonies se succédèrent rapidement… Non, je n’essayerai pas de vous les raconter, cela me serait impossible. Je continuerai mon récit en effaçant les couleurs sombres de ce triste tableau, de vingt hommes mourant de faim sur deux mâts ballottés par les vagues !

Moi-même, je ne comprenais pas comment je pouvais être encore vivant ! Il est vrai que ces fortes bourrasques nous avaient amené de la pluie, ce qui nous avait permis au moins d’étancher notre soif. Quelques gorgées d’eau fraîche avaient suffi pour ranimer mes forces.

Vingt jours après, oui, vous avez bien entendu, monsieur Paul, vingt jours !… nous eûmes la joie immense d’apercevoir la terre !…

Et encore je me trompe en disant : la joie. Cette nouvelle fut reçue sans émotion, d’autant plus que la journée était trop avancée pour vérifier si le fait était vrai ou faux. La nuit vint, et alors seulement cette terre, qu’on avait à peine entrevue, sembla se faire visible à nos désirs ardents. La conversation se ranima. Chacun fit ses observations ; j’avoue que je fus le seul, non-seulement à nier l’existence de cette terre, mais encore à soutenir